Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/482

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est restée le modèle de la jeunesse au théâtre pendant près de cinquante ans.

Les rôles d’ingénue avaient été son triomphe ; elle jouait encore Agnès à plus de quarante ans. Scribe crut faire merveille en écrivant pour elle le rôle d’une jeune fille, qui, mise au couvent à seize ans, et forcée d’en sortir, sous la Terreur, à quarante, entrait dans le monde avec toutes les ingénuités, toutes les innocences, toutes les candeurs, toutes les inexpériences d’un âge qui n’était plus le sien ; elle avait l’âme d’une enfant et la date de naissance d’une femme mûre. Cette conception était très ingénieuse, le rôle absolument charmant.

« Je n’en veux pas ! s’écria Mlle Mars, je n’en veux pas ! J’y serais exécrable ! Vos quarante ans pèseraient sur ma physionomie, sur mes gestes, sur ma diction. Comprenez bien que mon refus ne vient pas d’une coquetterie de femme, mais d’une conscience d’artiste. Une fois en scène, je ne puis être tout à fait moi-même que si je suis jeune, si je me sens jeune, si je me sais jeune. »

Elle refusa de même, et plus nettement encore, une autre pièce en trois actes, de Scribe, la Grand’mère, où, sous ses cheveux blancs, elle enlevait à une jeune femme le cœur d’un jeune homme… pour le rendre à sa petite-fille. « Ne me parlez pas de votre sexagénaire, lui dit-elle. D’abord, si j’enlevais le cœur de ce jeune homme, je ne le rendrais pas. Puis, imaginez-vous bien qu’en grand’mère j’aurais l’air d’une bisaïeule. » Elle avait raison. Elle n’était pas plus propre à jouer une grand’mère qu’un ténor à chanter un rôle de basse.