Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/490

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dix-huit mois ; elle ne le joua que deux ou trois fois au plus. Pourquoi ? Un mot l’explique. Mlle Rachel avait débuté au mois de septembre. L’éclat de cette gloire nouvelle fit peur à Mlle Mars ; elle s’éclipsa de peur d’être éclipsée. Elle ne voulut reparaître que dans une création nouvelle, pour opposer triomphe à triomphe.

Mlle de Belle-Isle fut son rôle de rentrée. Tout ce que le Théâtre-Français a eu depuis, de jeunes et charmantes actrices, s’est essayé dans ce délicieux rôle de jeune fille : personne n’y a effacé ni égalé les soixante-quatre ans de Mlle Mars.

Voici un petit fait assez curieux et qui prouve une fois de plus ce qu’à été pour elle cette grande question d’âge. Un jour, un de mes amis, vieil amateur de théâtre, me supplie de le présenter à elle. Cet ami avait un défaut singulier : une mémoire implacable. Tout pour lui se résumait en dates. Le souvenir de son premier rendez-vous d’amour lui revenait-il au cœur :… »C’était le 13 septembre 1798, » murmurait-il mélancoliquement. Un vague sentiment de méfiance me fit lui dire, en frappant à la porte de Mlle Mars : ― « Ah çà ! pas de bizarreries. ― Soyez donc tranquille. » Nous entrons, je le présente à Mlle Mars comme un de ses plus ardents admirateurs ; sur quoi, il ajoute immédiatement : ― « Oui, madame, il y a quarante ans que j’ai eu le plaisir de vous applaudir pour la première fois. » Je lui pince le bras, il ne comprend pas, et à la fin de la visite il demande à l’illustre artiste la permission de venir la revoir. Elle l’accorde le plus gracieusement du monde. Seulement, à quelques jours de là, il me