Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/496

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que vous n’êtes pas poli. » Encouragé par cette douceur de ton, le marchand continue, sur quoi Schœlcher lui applique un vigoureux soufflet, et le marchand ayant voulu se jeter sur lui, Schœlcher le repousse du pied, l’envoie rouler au fond du magasin, puis, se retournant vers son garçon, lui dit sans s’émouvoir : « Ramassez monsieur. » Cette histoire nous mit tous en gaieté. « Mais, mon ami, lui disais-je, vous n’avez nulle idée de ce qu’on appelle transitions. Que diable ! on prépare les choses, on avertit les gens. Il n’y avait aucune connexion entre ce soufflet et votre phrase. ― Comment ! me répond Schœlcher tranquillement, ma phrase était : « Monsieur, vous n’êtes pas poli. » Que pouvais-je lui dire de plus fort ? »

Enfin, il y avait un troisième obstacle à sa prospérité commerciale. Tout magasin suppose un comptoir ; tout comptoir suppose un marchand assis derrière et vendant. Or l’amour-propre de Schœlcher se révoltait à l’idée de s’asseoir à un comptoir. Scrupule absurde avec ses principes républicains, mais il avait vingt-huit ans, et il n’était pas encore parvenu à transformer sa vanité en orgueil. Il imagina donc de remplacer ce comptoir par un petit cabinet vitré, placé au fond du magasin, d’où il pouvait voir sans être vu, et paraître au moment nécessaire. Par malheur, ce cabinet, à partir de quatre heures, servait de lieu de rendez-vous à ses amis de la presse. C’était comme un parloir de journal. On venait là apporter des nouvelles, discuter peinture et musique, attaquer les députés, proposer la mise en accusation de quelque ministre, ébaucher çà et là quelque