Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/498

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Il peint d’un trait le grand côté et le côté faible de cet homme particulier.

Pétri de contradictions, il est à la fois démocrate et aristocrate : démocrate d’idées, aristocrate de manière. Passionné pour Robespierre, et passionné contre la peine de mort. Ennemi de la république autoritaire, et jacobin. Adversaire acharné du christianisme, et honorant dans la croix un des plus purs symboles de cette terre. Regrettant de ne pas être né prince, pour pouvoir renoncer à son titre. Sybarite de goûts, cénobite d’habitudes. Dinant d’un plat de carottes, mais dans de la vaisselle d’argent. Violent en dedans jusqu’à la fureur, calme au dehors jusqu’à l’impassibilité. On accuse souvent Schœlcher de viser à la singularité. Rien de plus injuste. Il est naturellement singulier ; il ne fait rien comme personne… de naissance. En veut-on la preuve ? L’unité d’une vie en démontre la sincérité. La vérité seule, est une. Qui ment se dément. Or, ce que Schœlcher est aujourd’hui, il l’a toujours été. Depuis cinquante-quatre ans que je le connais, il n’a pas plus changé d’opinions que de costume. Depuis cinquante-quatre ans, il a la même redingote noire boutonnée jusqu’en haut, le même collet rabattu sur le même col de satin noir, les mêmes manchettes, le même chapeau à larges bords, la même canne surmontée d’une pomme niellée, et le même parapluie surmonté d’une tête antique en bronze, comme il a les mêmes idées politiques, les mêmes idées de morale, les mêmes goûts d’art. Son appartement est son portrait. Tout ce qui sert à son usage est inventé par lui : ses pelles, ses pincettes, ses