Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/515

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vous en adorez cinq ou six plus immatériels que les nôtres ! Au moins, nous, déistes, nous avons eu besoin, pour rendre hommage à l’objet de notre culte, d’en faire un être vivant… Nous lui prêtons une voix pour nous parler, des oreilles pour nous entendre, nous nous prosternons à ses pieds, nous nous remettons entre ses mains, nous nous inclinons devant lui comme devant un ami qui nous console, un conseiller qui nous guide, un juge qui nous punit ou nous récompense… Vous, il ne vous faut même pas ce semblant de matière ; vous brisez ce que vous appelez une idole, et vous en ramassez les fragments pour les adorer. Vous reconnaissez les attributs de l’Être que vous ne reconnaissez pas ; bien plus, vous prétendez en imposer le culte aux autres ; vous fondez la société sur ce culte ; vous déclarez les hommes méprisables ou estimables, dignes de récompense ou de châtiment, selon qu’ils acceptent ou n’acceptent pas, comme suprêmes régulatrices de leur conduite, ces insaisissables, ces impalpables, ces silencieuses déesses de l’abstraction. Et vous vous croyez matérialiste ! Et vous croyez que votre dévouement perpétuel aux autres, votre perpétuel oubli de vous-même, votre souci incessant du développement moral et intellectuel de toutes les classes, vous croyez que tout cela est fait de la même étoffe, et finira de la même façon que le tapis de votre table ou le bois de votre commode ! Vous croyez que tant de sentiments affectueux et dévoués (j’en pourrais dire long sur ce chapitre si je voulais) sont composés d’azote ou d’oxygène, et se dissoudront, à votre mort, en molécules et en atomes. Oh !