Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/52

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l’un vers l’autre ; arrivé à deux pas de moi, il s’arrêta tout à coup, me regarda, et me dit avec un accent de surprise et d’émotion : Dieu !que vous ressemblez à votre père ! Son accent, son regard, me remuèrent jusqu’au fond du cœur. Je compris qu’il avait réellement aimé mon père, qu’il m’aimait déjà à cause de lui, et quand il ajouta, en me faisant signe de m’asseoir : « Je suis heureux de vous voir, bien heureux. Dites-moi quelle bonne pensée vous a amené chez moi, » ce ne fut pas sans trouble que je lui racontai ma conversation avec Casimir Delavigne et mon projet de concours. Il se mit à sourire en m’écoutant, et me dit : « On voit bien que Casimir Delavigne ne vient pas souvent à l’Académie. Il ignore nos devoirs. Mais, mon cher enfant, le règlement me défend de savoir que vous êtes concurrent, puisque je suis votre juge. » Ma mine se rembrunit un peu à ce mot. Ce que voyant : « Par bonheur, me dit-il, il est des accommodements avec le règlement comme avec le ciel ! Ainsi, par exemple, les jours d’élection, nous jurons n’avoir aucun engagement avec aucun candidat, et en réalité nous sommes presque tous engagés. De même, nous sommes censés ignorer le nom des concurrents, et bien souvent encore nous les connaissons. Du reste, il n’y a pas grand mal à cela, car, sachez-le bien, à l’Académie comme ailleurs, on ne défend bien que les ouvrages qui se défendent eux-mêmes. C’est donc sans scrupule que je vous dis : Quel est le numéro de votre pièce ? ― Le numéro 14. ― Eh bien, nous aurons l’œil sur ce numéro 14. S’il me paraît mériter le prix, je le défendrai chaudement,