Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/551

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

dans la chambre se trouvait aussi un jeune homme, en toilette de bal, que nous ne connaissions pas trois heures auparavant, un des élèves les plus distingués de M. Ingres, Amaury Duval.

Nous avions désiré conserver au moins un souvenir de la chère petite créature que nous pleurions déjà, et Amaury, pressé par Schœlcher qui avait été le chercher au milieu d’une soirée, avait consenti à venir faire ce douloureux portrait. Quand le cher et charmant artiste (il avait alors vingt-neuf ans) tomba tout troublé et tout ému, au milieu de nos désespoirs, nous ne nous doutions guère, ni lui non plus, que quelques heures plus tard, il nous rendrait le plus immense service que nous ayons jamais reçu, et que nous lui devrions bien plus que l’image de notre fille, sa vie.

Il installa au pied du berceau, sur un petit meuble très élevé, une lampe dont la clarté tombait sur le visage de l’enfant. ses yeux étaient déjà fermés, son corps ne faisait plus aucun mouvement, ses cheveux éparts flottaient autour de son front, et l’oreiller sur lequel reposait sa tête, n’était pas d’une blancheur plus mate que ses joues et sa petite main ; mais l’enfance a en soi un tel charme que la mort prochaine n’était, ce semble, qu’une grâce de plus sur sa figure. Amaury employa la nuit à la dessiner, tout en essuyant bien souvent ses yeux, le pauvre garçon, pour empêcher ses larmes de tomber sur son papier. Au matin, le portrait était achevé ; sous le coup de l’émotion, il avait fait un chef-d’œuvre. Au moment de nous quitter, au milieu de tous nos remerciements et de nos attendrissements, il