Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/572

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rang, quand elle est accompagnée de courtoisie et de bienveillance ; telle était celle du duc de Nemours. Les paroles ne lui venaient pas facilement, mais sa physionomie et ses gestes disaient si aimablement ce que sa bouche ne disait pas, qu’au bout de quelques instants, nous causions comme deux jeunes gens du même âge. Ce qui me gênait davantage, c’était mes jambes. En 1845, les mollets ne figuraient pas dans le monde. Mes diables de bas de soie blancs me troublaient beaucoup. Il me semblait que j’étais décolleté par en bas. Puis l’amour-propre s’en mêlait ; tout le monde se regardait aux jambes. On avait peur des observations moqueuses. Heureusement les jeunes princes vinrent à notre secours. Ils étaient tous quatre pleins d’élégance et de grâce, mais leurs tibias s’allongeaient en fuseaux si minces et si grêles, qu’on eût dit qu’ils les avaient commandés exprès pour nous mettre à notre aise. Il était impossible d’être embarrassé de ses mollets, en voyant les leurs. Jamais jambes ne furent si hospitalières. Vers onze heures, le Roi vint. Lui seul portait un pantalon. Il se mit à regarder les groupes de danseurs, son chapeau posé sur son abdomen comme sur une petite proéminence, dans une attitude de bonhomie railleuse, jetant de côté et d’autre un œil si malin, si gai, si gouailleur que je devinai ce que M. Thiers m’a confirmé depuis. « Le roi Louis-Philippe, me disait-il, était le conteur le plus spirituel, et le plus grand moqueur de tout son royaume. »


III