Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/616

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contenus, me dit : « Mon cher ami, l’histoire de Béranger est la mienne ! ― La vôtre ! m’écriai-je, stupéfait. ― Oui ! Moi aussi, j’ai été pour la première fois pris, à plus de soixante ans, de ce je ne sais quoi d’insensé, d’éperdu, qui s’appelle une passion ! Moi aussi, j’ai rencontré, non pas une jeune fille, mais une jeune femme prête à tout oublier, à tout sacrifier pour moi ! Mais moi aussi, j’ai vu, comme Béranger, se dresser devant moi, mon âge, ma vie, tout ce que j’ai été, tout ce que j’ai fait !… Vous l’avez dit, on ne se débarrasse pas à volonté d’un passé d’honnêteté et d’honneur ! Pesaient sur moi toutes mes pièces où j’ai vanté la sainteté du mariage, la pureté du foyer domestique, la raison dans l’amour. Puis… ma femme, ma chère femme ! que j’aurais désespérée ! Enfin, vous le dirai-je ? je pensais à mes ennemis mêmes, à mes ennemis de la presse, qui auraient bien vite décourert ce mystère et qui en auraient fait un scandale. N’ont-ils pas osé incriminer jusqu’à ma paternelle affection pour une de mes nièces ? Alors, mon bon sens, mes plus intimes affections, mon horreur du bruit, me donnèrent du courage, et il y a un an, je rompis ce qui n’était pas encore un lien ! Mais au prix de quelles douleurs ? Un seul fait va vous le dire. Je suis retourné dans le monde pour la première fois, il y a un mois. On donnait un grand bal à l’Hôtel de Ville. J’y vais, j’entre dans le grand salon. Quelle est la première personne que je rencontre ? Elle ! Elle, brillante de beauté, de gaieté, et valsant avec un jeune homme charmant. Du premier regard, je devine tout. Oh ! l’œil d’un jaloux !… Je compris, comme si le