Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/66

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drap de taches de sang. Une telle recherche de réalisme étonnera chez le peintre de Léonidas et de la Mort de Socrate. Qu’on se rappelle le portrait de Marat. Celui de Lepelletier fut achevé avant la fin du jour. Lemercier m’a souvent raconté avec enthousiasme cette journée de travail d’un homme de génie, ces yeux ardemment attachés sur ce cadavre, ce pinceau poursuivant fiévreusement les restes de la vie sur ce visage qui se décomposait d’heure en heure. Si un stupide scrupule politique n’eût pas détruit ce chef-d’œuvre, il aurait prouvé une fois de plus que les grands artistes épris d’idéal n’ont ni ignorance ni mépris de la nature ; que, s’il leur arrive parfois de s’élever trop au-dessus d’elle, ce n’est pas dédain pour ce qui est et ce qui se voit, mais passion pour ce qui ne se voit pas ! Aussi, lorsque quelque hasard les ramène violemment en face de la vérité pure, ils l’embrassent, comme dirait Montaigne, d’une plus fiévreuse étreinte, ils trouvent pour la peindre des vigueurs de touche, des grandeurs de traits, que ne connaissent pas ceux qui se cantonnent dans la réalité vulgaire : leur commerce constant avec le beau leur enseigne le vrai, car le beau n’est que le sublime du vrai.

La poésie, qui avait prêté M. Lemercier à la peinture, le lui reprit bientôt, et quant à la médecine, ce fut l’amour qui l’y fit renoncer.

Au milieu de ses études anatomiques, il s’éprit d’une jeune femme d’un éclat de beauté incomparable. Un jour, assis près d’elle, il se sent tout à coup le jouet, la proie de la plus étrange fascination. Sa science d’