Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/68

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Corneille et pour Racine cette conquête soudaine de la renommée. Eh bien, le 24 avril 1797, M. Lemercier, qui n’était à six heures du soir qu’un jeune écrivain distingué, entrait le lendemain dans le gloire. On avait représenté Agamemnon. Ce ne fut pas un succès, ce fut un triomphe. Le public salua en lui l’héritier direct de nos grands poètes. Tous ses camarades le proclamèrent un maître. Mon père avait eu, en même temps que M. Lemercier, l’idée de chercher un sujet de tragédie dans Agamemnon ; tous deux se confièrent leur projet. Mon père, passionné pour l’Andromaque d’Euripide, voulait représenter dans Cassandre ces royales captives que la servitude antique condamnait à l’amour et au lit de leur maître. « Vous avez tort, lui dit vivement Lemercier, ce n’est pas d’Euripide qu’il faut s’inspirer pour cette terrible tragédie, c’est d’Eschyle. Ne touchez pas à Cassandre ! Ne frétrissez pas Cassandre ! Cassandre, c’est la lampe qui brûle solitairement à l’ombre du sanctuaire. » Mon père, convaincu, laissa le champ libre à Lemercier.

M. Delaroche m’a raconté que l’année où sa Jane Grey fut exposée, le jour même de l’ouverture du Salon, il se mêla au public pour recueillir les impressions de la foule. Il était là, tout entier au plaisir d’entendre les exclamations d’enthousiasme que soulevait son tableau, quand il se sentit frapper doucement sur l’épaule ; il se retourne et se trouve en face d’un vieillard qui lui dit : « Jouissez bien de ce jour, monsieur Delaroche, vous n’en aurez plus de pareil… » Eh bien, M. Lemercier ne retrouva pas de jour pareil à la première