Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/695

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son fusil sur le dos, et se lançant à travers la montagne. Cette vie aventureuse le charmait.

Un jour qu’il gravissait un col assez étroit, il aperçoit dans un pli de sentier six robustes gaillards, de physionomie non douteuse, armés de longs fusils, et couchés sur la bruyère où ils déjeunaient. Rétrograder, c’était appeler les balles, et puis d’ailleurs… un Français ! Il donne donc un coup d’éperon à Bayard, et marche droit à ces honnêtes gens, le visage ouvert, souriant, comme charmé de les rencontrer. Arrivé près d’eux, il descend de cheval, les appelle « mes amis », feint de les prendre pour des chasseurs, leur demande la permission de cuire à leur feu les merles qu’il avait tués, et les charme si bien par son assurance, par sa gaieté, et sans doute aussi par sa belle et cordiale figure, qu’ils lui offrent à déjeuner. « Seulement, nous disait-il plus tard en riant, quand vint le moment toujours cruel de la séparation, quand je remontai à cheval, leur montrant forcément, non plus le visage qui impose toujours, mais le dos qui tente, je m’en allai au pas, très lentement, pour ne pas paraître avoir peur, mais je serrais involontairement les épaules, m’attendant toujours à sentir s’y loger quelque balle corse. »

Il fallait l’entendre raconter cette aventure, car je n’ai pas connu de conteur, je dirais presque de mime plus amusant que ce philosophe austère. On voyait tout ce qu’il décrivait, il le revoyait lui-même. Les gestes, les accents, les physionomies, il reproduisait tout. Dans les scènes populaires surtout, dans ce qui était franche comédie, peinture profonde des ridicules et des mœurs,