Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/696

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il atteignait une puissance de comique qui me rappelait Hogarth. Ce voyage de Corse était un texte inépuisable de récits où sa verve n’avait d’égale que sa véracité. Cher et tendre ami ! que de soirées passées à l’écouter, et à rire ou à frémir en l’écoutant ! Je le vois encore nous dépeignant l’incendie d’un maquis, une forêt de chênes-lièges s’enflammant, et l’entourant d’un cercle de feu, pendant que son brave petit cheval corse soufflait, haletait, bondissait sur les monceaux de charbon ardent. On croyait lire une page de Cooper.

Le hasard du voyage l’amena un soir dans un village perdu au milieu des montagnes. Tout en soupant : « Ne faut-il pas, dit-il à son hôte, passer le col Sublicio pour aller jusqu’à Cervione ? ― Si, signor ; mais vous êtes donc déjà venu ici ? ― Non. ― Comment savez-vous que le col Sublico est là ? ― Je l’ai vu sur la carte. ― Qu’est-ce que c’est qu’une carte ? ― Vous ne savez pas ce que c’est qu’une carte, une carte géographique ? ― Non. ― C’est le portrait d’un pays. ― Le portrait d’un pays ? reprit le paysan sans trop comprendre. ― Tenez, ajouta Reynaud, je vais vous en faire un, je vais vous dessiner sur la muraille, la carte géographique de la Corse. » Et il saisit un morceau de charbon. « Attendez, monsieur, lui dit le paysan, je vais aller chercher mes voisins… » Et, au bout de quelques instants, voilà la chambre pleine d’une vingtaine de paysans corse, entourant et regardant Reynaud comme on regarde un magicien. Il tire sa boussole pour s’orienter. « Qu’est-ce que ce petit instrument ?… » Il leur explique, avec ce talent de vulgarisateur qu’il avait à un si haut degré, l’invention et l’usage de