Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/697

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la boussole ; puis, debout, à la lueur du foyer, armé de son morceau de charbon, il fait apparaître à leurs yeux stupéfaits, l’image de leur propre pays, leur dessine à grands traits les golfes, les promontoires, les montagnes, mêle à son dessin mille détails curieux sur l’histoire ou le caractère géologique de chaque contrée, et les tient ainsi jusqu’à minuit, suspendus à ses lèvres, à sa main, et ne sachant ce qu’ils devaient admirer le plus, ou cet art merveilleux de représenter un pays inconnu, ou cette parole magique qui peignait ce que dessinaient les doigts. Plusieurs années après, un voyageur français passant dans ce village, on le conduisit aussitôt dans la maison devenue célèbre. Il trouva la carte encore empreinte sur la muraille, mais bien plus empreint encore dans les âmes, le souvenir de celui qui avait pris dans leur imagination quelque chose de légendaire, et qu’ils avaient vu avec surprise, le lendemain de cette scène, s’élever seul sur les âpres cimes du Sublicio.

Les cimes ont joué un grand rôle dans la vie de Reynaud ; on peut dire que les Alpes ont été ses meilleures consolatrices et ses plus chères conseillères. Dès qu’un trouble d’idées le saisissait, dès qu’un grand chagrin venait le frapper, il s’envolait vers les hauts sommets, comme un aigle blessé vers son aire. Errant pendant des journées entières avec sa boussole pour seul guide, parmi les solitudes des neiges éternelles, son cœur s’apaisait, son intelligence s’éclairait, et, quand il redescendait dans les villes, il rapportait, ce semble, sur son front et dans son âme, quelque chose