Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/725

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qu’il rabaisse celui qui le donne. On devrait être sincère par calcul, si on ne l’était pas par nature ; c’est encore la plus sûre manière de faire dire à l’académicien que l’on quitte : « Voilà un homme avec qui je me rencontrerais volontiers une fois par semaine. »

Une des visites que je me souviens avec le plus de plaisir est celle que je fis au général de Ségur. Quand j’entrai dans son cabinet, il me dit, en me tendant un livre : « Monsieur, j’étais avec vous ; je lis votre Médée ; mais je lis aussi la Lucrèce de M. Ponsard, votre concurrent. J’hésite entre vous deux. Mon opinion n’est pas encore faite : elle le sera le jour prochain, j’espère, où j’aurai le plaisir de vous revoir. » Je revins au bout d’une semaine. « J’ai lu, me dit-il, et j’ai comparé. Tenez, regardez, voilà vos deux tragédies chargées de notes marginales. Eh bien ! je préfère Lucrèce. Je voterai pour M. Ponsard ; mais, lui élu, je ne nommerai personne autre que vous. » Je le remerciai très vivement et très sincèrement. Cette franchise me toucha beaucoup, et depuis que je suis devenu juge à mon tour, je tâche de l’imiter, me proposant comme règle de dire toujours ce que je fais et de faire toujours ce que je dis.


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