Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/754

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et usés qui sont comme des amis, et que l’on apprend, selon un mot bien expressif dans sa familiarité, que l’on apprend par cœur. Ah ! certes, on a bien raison de vouloir lui élever une statue ; nul n’y contredira et beaucoup y contribueront ; mais il en avait naguère une autre bien plus belle, une autre située en un lieu plus sacré que toutes les places publiques de la ville… dans le cœur de la jeunesse. Cette statue, il ne l’a plus. Ce sanctuaire, il n’y règne plus. Un autre y a pris sa place. Le chantre de Rolla a détrôné le chantre de Jocelyn.

Heureusement ce n’est là qu’une de ces éclipses passagères, que subissent les plus légitimes renommées avant d’entrer dans leur éclat définitif. On reviendra à Lamartine, il remontera à son véritable rang, j’en ai l’assurance, et voici pourquoi.

Lorsqu’on énumère dans sa pensée les génies immortels, en commençant par Orphée, par Pindare, par Homère, en passant par Eschyle et par Sophocle pour arriver à Virgile, et de Virgile à Dante, on est frappé d’un trait commun qui les rapproche. Ce sont tous des génies sains et purs. On respire auprès d’eux un air fortifiant ; on se sent avec eux dans la famille des bienfaiteurs de l’humanité. Lamartine appartient à cette famille-là. Il peut se présenter devant eux avec l’Hymne de l’enfant à son réveil, avec Milly, avec les Étoiles, avec les Moissonneurs, avec le Crucifix, et ils lui diront tous : « Entre, tu es des nôtres, car tu n’as jamais fait que du bien. » Je ne veux pas d’autre garant de son immortalité, et j’ai hâte de passer du poète à l’homme.