Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/91

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fut de voir de mes yeux, de toucher de mes mains ces huit ans de paternité volontaire, de penser à tout ce que cet excellent homme avait pris sur ses travaux d’homme de lettres, sur ses plaisirs d’homme du monde, sur ses devoirs de père de famille, pour reconstruire lentement le petit héritage du fils orphelin de son ami. Il faut pourtant que je le nomme, cet être rare ! C’était M. Bouilly. J’éprouve une grande joie à pouvoir parler de lui ; mais qu’on ne craigne pas que je tombe dans le panégyrique ; j’ai mieux à faire que de le vanter, c’est de le raconter. Il n’y perdra pas.

Chose étrange que la réputation ! Le nom de M. Bouilly a été dans son temps, et est resté dans le nôtre, le symbole de la sensiblerie. Or, celui qu’on nommait le larmoyeur était le plus gai compagnon, le plus franc rieur, le conteur le plus amusant que j’aie connu. Quarante ans passés, à travers cinq ou six révolutions, dans le barreau, dans les fonctions publiques, au théâtre, lui avaient meublé la tête d’un tel répertoire de faits, de mots, de personnages typiques, tragiques, comiques, et il faisait revivre tout ce monde évanoui, avec une telle verse, qu’on se croyait au spectacle en l’écoutant. Faut-il dire, ce qu’il aimait avant tout, c’était ce que nos pères nommaient les histoires salées ! Plus il y avait de périls dans un récit, plus il s’y jetait résolument et plus il s’en tirait gaillardement, surtout s’il y avait des femmes pour l’écouter. Comment ? A force de gaieté communicative, de franc et de bon rire. Oui, de rire ! D’où venait donc sa réputation ? Était-ce calomnie ? Nullement. Il avait en effet les larmes très