Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/92

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faciles ; mais de ce qu’on pleure facilement, il ne s’ensuit pas qu’on soit un pleurard. Témoin Scribe et Sardou. En voilà deux qu’on n’accusera certes pas de sensiblerie ! Hé bien, Scribe ne pouvait pas lire, raconter, faire une scène touchante, sans pleurer. Je le vois encore, à la lecture d’Adrienne Lecouvreur, pendant le cinquième acte, essuyer dix fois ses verres de lunettes, parce que ses larmes les obscurcissaient. Un jour où nous étions lancés tous deux dans l’ébauche de je ne sais quelle situation pathétique, il se jeta à mes genoux et m’embrassa les mains en fondant en larmes. Quand Sardou entend un trait émouvant, il pleure ; quand il parle de gens qu’il aime profondément, il pleure ; quand il lit un de ses beaux drames, il pleure. Scribe et Sardou sont-ils donc des larmoyeurs ? Nullement. Ce sont des appareils électriques. Leurs nerfs ressemblent à des fils qui frémissent et font étincelle à la plus légère commotion. Tel était M. Bouilly. Du reste je ne puis mieux le définir qu’en lui appliquant les trois noms qu’il se donnait à lui-même. Il s’appelait le vieux libéral, le vieux charpentier dramatique, et le vieux conteur. Son parrain politique fut Mirabeau. Jeune homme, il avait débuté par un acte héroïque. Dans une émeute à Chinon, il se jeta résolument au-devant d’une bande de massacreurs, et paya, d’une blessure au menton, le salut de vingt prisonniers. C’est cette générosité d’âme qui lui avait acquis l’amitié de Mirabeau ; et l’impression qu’il avait gardée de cet être extraordinaire était toujours vibrante en lui. Une scène de la Constituante surtout lui était restée en mémoire. On avait contesté