Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/97

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maroquin vert sur lequel étaient inscrits ses bénéfices de théâtre, il faisait le calcul de son année, et ajoutait : « Quand l’auteur de cet article en aura gagné autant, je le croirai ; jusque-là, je m’en rapporte au public et au caissier du théâtre. Ce n’est pas de l’amour-propre, c’est de l’arithmétique. »

Son caractère faisait vraiment de lui une créature très particulière, et il vaut qu’on s’y arrête un moment.

Les contrastes les plus accusés s’y fondaient harmonieusement. Je n’ai jamais connu homme plus généreux, et plus ordonné ; très optimiste, et nullement dupe ; très sensible, et très pratique. Les petits cahiers gris de ses comptes de tutelle sont son véritable portrait ; les chiffres et le cœur y marchent côte à côte. M. Bouilly avait toujours de quoi donner, parce qu’il ne gaspillait jamais. Jamais M. Bouilly ne montait dans un fiacre sans appeler le cocher mon brave et sans lui dire : « J’aurai soin de vous. » Et il en avait toujours soin. Un de ses goûts favoris fut la bâtisse. Propriétaire d’une petite maison avec un petit jardin, rue Sainte-Anne, n° 67, il l’aimait doublement, d’abord parce que c’était le fruit de son travail, puis parce qu’il pouvait toujours y faire des changements. Ajouter une aile à son cabinet, construire un petit kiosque, élever un étage, étaient autant de joies pour lui. Qui le poussait ? Le désir d’embellir son logis, de le rendre plus commode ? Sans doute ; mais surtout le plaisir de faire travailler, de voir travailler. Ce qu’il aimait avant tout dans l’ouvrage, c’étaient les ouvriers. A peine les maçons, les menuisiers, les charpentiers, les peintres installés chez lui, il allait