Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/98

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causer avec eux, il leur faisait apporter du vin, il s’informait de leur santé, de leur femme, de leurs enfants. Figurez-vous Don Juan avec M. Dimanche ; mais un Don Juan sympathique, sincère, et ne cherchant que l’occasion de payer à M. Dimanche l’agent qu’il ne lui doit pas. Sans doute, sa curiosité d’auteur dramatique avait sa part dans son intérêt pour les ouvriers. Il les faisait parler pour voir comment ils parlaient ; il les interrogeait sur leurs sentiments, sur leurs habitudes, pour enchâsser dans ses pièces leurs mots de nature, leurs traits saisis sur le vif ; mais il leur payait des droits d’auteur, et la conversation se terminait toujours par quelque cadeau ou par quelque bon conseil.

Un autre charme de cette délicieuse nature, c’est qu’il mettait de l’imagination en tout et partout. Les actes les plus ordinaires de la vie, les événements les plus simples, se transformaient pour lui en scènes, en dialogues, qui bientôt à leur tour passaient dans sa tête à l’état de réalités. Il croyait tout ce qu’il s’imaginait. J’entre un matin chez lui. ― « T’ai-je raconté, me dit-il, la rencontre que j’ai faite l’autre semaine au musée du Louvre ? ― Non. ― C’était le lundi, jour où le public n’est pas admis. Le conservateur, avec qui je suis lié, m’avait amené devant un tableau de maître, acquis depuis quelques jours. Tout à coup une porte s’ouvre, et je vois entrer… qui ? Le roi Louis XVIII ! On le poussait dans une petite voiture roulante. Je me hâte de m’esquiver ; mais l’aide de camp de service m’ayant reconnu, me nomma au roi, qui me fit de la main et de la tête le plus gracieux salut. ― Cela ne m’étonne pas »,