Page:Leibniz - La Monadologie, éd. Bertrand, 1886.djvu/76

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59[1]. Aussi n’est-ce que cette hypothèse (que j’ose dire démontrée) qui relève comme il faut la grandeur de Dieu ; c’est ce que Monsieur Bayle reconnut, lorsque, dans son Dictionnaire (article Rorarius) il y fit des objections, où même il fut tenté de croire, que je donnais trop à Dieu, et plus qu’il n’est possible. Mais il ne put alléguer aucune raison, pourquoi cette harmonie universelle, qui fait que toute substance exprime exactement toutes les autres par les rapports qu’elle y a, fût impossible.

60[2]. On voit d’ailleurs, dans ce que je viens de rapporter, les raisons a priori pourquoi les choses ne sauraient aller


    Leibniz diffère de celui de Malebranche avec lequel il offre d’ailleurs tant et de si profondes analogies. Malebranche insiste surtout sur la variété et l’ordre qui règnent dans le monde et qui font à Dieu la plus grande gloire. Mais il abuse de ce principe que Dieu, en créant le monde, ne peut avoir en vue que sa propre gloire. Un monde plus parfait, mais réalisé par des moyens plus compliqués, gouverné par des lois moins simples et moins fécondes serait peut-être meilleur en soi, mais procurerait moins de gloire à son architecte et à son créateur. Tel est le principe de la simplicité des voies, en vertu duquel Malebranche sacrifie la bonté intrinsèque du monde à je ne sais quelle régularité métaphysique. Il faut avant tout que « ce magnifique palais des idées », comme dit Arnauld, soit d’une architecture simple et majestueuse : Dieu se ferait tort à lui-même s’il y introduisait le moindre perfectionnement qui altérât la simplicité de son ordonnance, et en compliquât la construction. Il semble que le monde soit un tour de force, une réussite : il ressemble à ces peintures et à ces dessins dont on dit qu’ils sont faits de rien et qui révèlent le grand artiste beaucoup mieux souvent qu’un tableau savant et compliqué, des effets obtenus par toutes sortes de procédés qui révèlent le métier bien plus que l’art véritable.

  1. Hypothèse qui relève comme il faut la grandeur de Dieu. — Voici le jugement de Bayle dont Leibniz aime tant à se prévaloir : « Ma première remarque sera qu’il élève au-dessus de tout ce qu’on peut concevoir, la puissance et l’intelligence de l’art divin. Figurez-vous un vaisseau qui, sans avoir aucun sentiment ni aucune connaissance, et sans être dirigé par aucun être ou créé ou incréé, ait la vertu de se mouvoir de lui-même si à propos qu’il ait toujours le vent favorable, qu’il évite les courants et les écueils, qu’il jette l’ancre où il faut, qu’il se relire dans un havre précisément lorsque cela est nécessaire ; supposez qu’un tel vaisseau vogue de cette façon plusieurs années de suite, toujours tourné et situé comme il le faut être eu égard aux changements de l’air, et aux différentes situations des mers et des terres, vous conviendrez que l’infinité de Dieu n’est pas trop grande pour communiquer à un vaisseau une telle faculté, et vous direz même que la nature du vaisseau n’est pas capable de recevoir de Dieu cette vertu-là. Cependant, ce que Leibniz suppose de la machine du corps humain est plus admirable et plus surprenant que tout ceci. » N’y aurait-il pas dans ce passage une nuance d’ironie qui aurait échappé à la clairvoyance de Leibniz, mise en défaut par l’amour-propre d’auteur et d’inventeur d’un système et d’une hypothèse « qu’il ose dire démontrée ? » On est tenté de le croire. On rapproche volontiers de ce passage, finement ironique, une réflexion piquante de Leibniz lui-même : « La vérité est qu’on aime à s’égarer, et que c’est une espèce de promenade de l’esprit… Il semble que nous sommes si accoutumés au jeu et au badinage, que nous nous jouons jusque dans les occupations les plus sérieuses, et quand nous y pensons le moins. » (Théod., §50.) Avons-nous besoin d’ajouter que l’indignation de Leibniz eût été nu comble, si l’on avait eu l’impertinence d’appliquer à ses propres hypothèses, ces réflexions qu’il trouve fort naturelles quand il les applique lui-même aux hypothèses d’autrui ?
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