Page:Leibniz - La Monadologie, éd. Bertrand, 1886.djvu/88

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à cru que l’âme pouvait changer la direction des corps. Mais c’est parce qu’on n’a point su de son temps la loi de la nature, qui porte encore la conservation de la même direction totale dans la matière. S’il l’avait remarquée, il serait tombé dans mon système de l’Harmonie préétablie (Préf.*** 1 ; §§22, 59, 60, 61, 62, 66, 345, 346, sqq. ; 354, 355).

81[1]. Ce système fait que les corps agissent, comme si (par impossible) il n’y avait point d’Âmes et que les Âmes agissent comme s’il n’y avait point de corps ; et que tous deux agissent comme si l’un influait sur l’autre.


    croyait Descartes, ni la quantité de force vive, comme le soutenait Leibniz, qui est constante dans l’univers, mais la quantité d’énergie actuelle ou potentielle. Ainsi la pierre qui couronne la plus haute des pyramides contient encore les forces déployées pour la hisser à cette hauteur : elle peut les rendre et les restituer à la nature, par exemple, par sa chute qui représente dans le mouvement et l’accélération du mouvement une énorme quantité de force vive actuellement immobilisée et potentielle.

    Que l’âme pouvait changer la direction des corps. — Leibniz rend sensible par une ingénieuse comparaison la théorie cartésienne : « M. Descartes a voulu capituler, et faire dépendre de l’âme une partie de l’action du corps. Il n’a pas jugé possible que l’influence de l’âme violât cette loi des corps, mais il a cru que l’âme pourrait pourtant avoir le pouvoir de changer la direction des mouvements qui se font dans les corps ; à peu près comme un cavalier, quoiqu’il ne donne point de force au cheval qu’il monte, ne laisse pas de le gouverner en dirigeant cette force du côté que bon lui semble. Mais comme cela se fait par le moyen du frein, du mors, des éperons, et d’autres aides matérielles, on conçoit comment cela se peut ; mais il n’y a point d’instruments dont l’âme se puisse servir pour cet effet, rien enfin dans l’âme, ni dans le corps, c’est-à-dire ni dans la pensée, ni dans la masse qui puisse servir à expliquer ce changement de l’un par l’autre. En un mot, que l’âme change la quantité de la force, et qu’elle change la ligne de la direction, ce sont deux choses également inexplicables. » (Théod., §60.) De nos jours, un savant français, M. Boussinesq, fidèle sur ce point à la pensée cartésienne, a essayé de lever la difficulté en soutenant que l’artifice de la nature dans les corps organisés, consiste à préparer des cas indifférents. Le mouvement peut être représenté par une formule algébrique. Or, il se trouve qu’en interprétant cette formule, il arrive quelquefois qu’elle est également vérifiée si le mobile prend telle ou telle direction, va à droite ou à gauche, monte ou descend. Voilà donc un mobile absolument indifférent en ce qui concerne la direction. Si nous revenons à la comparaison de Leibniz, le cavalier n’aura besoin d’aucun effort du mors ou de l’éperon puisqu’il n’aura à vaincre aucune résistance : par conséquent, il ne sera obligé ni d’introduire une foire, ni de changer une direction. Supposez maintenant, qu’un cas d’indifférence analogue se trouve préparé par la nature chaque fois que l’âme veut tel ou tel mouvement du corps, et la plupart des difficultés seront levées. Reste à savoir si cette solution ingénieuse ne rentre pas dans la théorie leibnizienne : préparer les cas d’indifférence, n’est-ce pas établir d’avance l’harmonie entre les deux substances ? En tous cas, il semble que la spontanéité de l’âme soit mieux sauvegardée si les vues de M. Boussinesq sont exactes. Toutefois, Maine de Biran lui ferait cette objection, que s’il y a une résistance nulle, notre effort ne saurait être conscient ni même être conçu.

  1. Comme si l’un influait sur l’autre. — Au fond l’action (apparente) de l’âme sur le corps est un cas particulier de l’action d’un esprit sur un autre esprit, ou, si l’on veut, de l’intelligence de l’homme sur l’instinct d’un animal. On sait