Page:Lemaître - Jean-Jacques Rousseau, 1905.djvu/204

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

De Julie (tableau de famille) :

…Je feignis de glisser ; je jetai, pour me retenir, un bras au cou de mon père ; je penchai mon visage sur son visage vénérable, et dans un instant, il fut couvert de mes baisers et inondé de mes larmes ; je sentis à celles qui lui coulaient des yeux qu’il était lui-même soulagé d’une grande peine ; ma mère vint partager nos transports. Douce et paisible innocence, tu manquas seule à mon cœur pour faire de cette scène de la nature le plus délicieux moment de ma vie !

Et cætera, et cætera.

Je crois, pour moi, que ce style emphatique et pleurard est sincère chez Rousseau ; que ce style sans naturel lui est naturel. Pourquoi ? Parce qu’il était malade, atteint d’une profonde névrose ; parce qu’il avait, au sens exact du mot, une sensibilité morbide ; parce que lui-même fondait réellement en larmes à la moindre occasion. Mais hélas ! on l’imita, et ce fut affreux.

Au temps de Louis XVI, et plus encore sous la Révolution, presque toute la littérature fut infestée de cette sensibilité à la Rousseau. Elle n’avait guère de la sensibilité que le nom : c’était surtout l’application à paraître éprouver jusqu’à l’excès les émotions altruistes, parce qu’on tenait cet excès pour honorable. Il y entrait donc beaucoup d’artifice et de vanité et, par suite, très peu de bonté réelle, puisque cette préoccupation d’être, aux yeux des autres et à ses propres yeux, dans une