Page:Lemaître - Jean-Jacques Rousseau, 1905.djvu/257

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Mais l’idée essentielle, originale et absurde de l’Émile se plie si mal à la pratique, que Jean-Jacques, consulté par des mères, des abbés précepteurs, même des princes, fait ce qu’il avait déjà fait à propos du Discours sur les sciences et du Discours sur l’inégalité : il avoue sa propre outrances ou bien il l’atténue, ou même il se contredit. — A madame de T… (6 avril 1771) il conseille nettement d’éloigner et de mettre en pension un enfant indisciplinable, et ne se soucie nullement de laisser faire la nature chez ce jeune vaurien. — A l’abbé M… (28 février 1770) il écrit (et je ne sais trop s’il n’y met pas une ironie sourde de pince-sans-rire, bien que ce sentiment lui soit, en général, très étranger) :

S’il est vrai que vous ayez adopté le plan que j’ai tâché de tracer dans l’Émile, j’admire votre courage : car vous avez trop de lumières pour ne pas voir que, dans un pareil système, il faut tout ou rien, et qu’il vaudrait cent fois mieux reprendre le train des éducations ordinaires et faire un petit talon rouge que de suivre à demi celle-là pour ne faire qu’un homme manqué… Vous ne pouvez ignorer quelle tâche immense vous vous donnez : vous voilà, pendant dix ans au moins, nul pour vous-même, et livré tout entier avec toutes vos facultés à votre élève ; vigilance, patience, fermeté, voilà surtout trois qualités sur lesquelles vous ne sauriez vous relâcher un seul instant sans risquer de tout perdre ; oui, de tout perdre, entièrement tout : un moment d’impatience, de négligence ou d’oubli peut vous ôter le fruit de dix ans de travaux, sans qu’il vous en reste rien du tout, pas même la