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moyen de s’esquiver qu’il ne trouvait pas. Le dieu qui veille, dit-on, sur les amours, vint à leur secours.

Jean Basset, assis au bas bout de la table, son violon à côté de lui, avait les yeux ardemment fixés sur eux.

Il ne mangeait pas, ne buvait pas et gardait l’immobilité, sombre d’un braconnier à l’affût.

Tout à coup, comme poussé par une idée joyeuse, il empoigna son violon et fit grincer la corde sous l’archet.

Tout le monde tourna la tête du côté du savetier-musicien. Il y eut une seconde de brouhaha et de tumulte. On se levait, on se poussait, on criait : « Vive Basset ! » et on haussait les verres pleins à sa santé.

Profitant du désordre, les mariés rapidement avaient quitté la table. Bathilde, en fille experte, entraîna son mari vers le pressoir.

La porte à deux battants était ouverte.

Ils la poussèrent.

Un bruit rauque, comme un sanglot, accompagna cette poussée brusque de l’huis protecteur.

Mais les deux amoureux étaient trop préoccupés, trop troublés aussi, pour faire attention à une porte qu’on ferme et qui grince.

Il leur avait bien semblé qu’on avait marché derrière eux, — mais avaient-ils la tête assez libre pour raisonner ?

Ils ne voulaient, ils ne pensaient qu’une chose : être seuls.

Muets, ravis, surpris, Bathilde et son homme s’étreignirent puissamment et délicieusement.

Puis, cette réflexion leur vint : on allait s’apercevoir de leur absence, on se mettrait à leur poursuite, on les découvrirait… et l’on se moquerait ensuite d’eux… où se cacher ?

La cuve énorme, avec son corset de fer luisant, montait du sol, posée d’aplomb sur quatre madriers. Une échelle y donnait accès. La vis puissante était relevée et le plateau formant plafond au-dessus de la cuve était remonté au cran le plus élevé. Le câble destiné à mettre en mouvement l’appareil, pendait au dehors, le long des parois. Au fond de la cuve, entre deux claies d’osier, gisait un lit de pommes intactes. Depuis deux jours, à cause de la noce, le pressoir était demeuré inactif.

Bathilde et son mari échangèrent un coup d’œil significatif et bientôt tous deux, ayant escaladé l’échelle, disparaissaient dans les profondeurs de la cuve odorante. Un vrai lit nuptial pour une Normande !

Là, du moins, personne ne viendrait les surprendre. Bien malin, pensa Bathilde, qui nous dénicherait là-dedans !…

Un instant, au milieu de leur commune ivresse, ils éprouvèrent comme une vision fantastique et terrible : il leur sembla que la vis du pressoir, en rechignant, s’était mise à tourner, tandis que le plateau, pesant mille kilos, capable de réduire en pâte un bœuf entier placé dessous, paraissait s’abaisser lentement vers eux.