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succès de Garcia, chanta quelque chose, mais en indien, quelque chose dans quoi le peuple indien mettait également tout son espoir dans le sauveur de la patrie. Le dernier couplet envolé, elle cria, comme il convenait : « Vive le général Garcia ! », mais des voix lui répondirent aussitôt par « Vive Huayna-Capac-Runtu ! »

Ce fut un beau tapage. Tous les Indiens de la salle étaient debout et aussi de nombreux métis qui se rappelaient leur origine et qui étaient las d’être méprisés par les blancs et hurlaient : « Vive Huayna-Capac-Runtu ! » tandis que la classe purement péruvienne, dans les loges, s’abstenait de toute manifestation.

Cependant, dans la loge présidentielle, le général Garcia attirait sur son cœur constellé le plastron éclatant de blancheur du commis de la banque franco-belge et donnait l’accolade, devant tous, à l’illustre descendant des rois Incas.

Ce fut du délire. La représentation était terminée. Raymond fut poussé dehors comme on l’avait poussé dedans. Il en avait assez vu pour comprendre l’inutilité de la démarche du marquis auprès du dictateur. Celui-ci ne pouvait rien contre les Indiens et le véritable maître était Oviedo. Raymond n’avait plus d’espoir qu’en Huascar. Il était onze heures. Il courut à l’auberge.

Il trouva le marquis et Natividad inquiets de son absence et de tout ce qu’il avait pu faire pendant ce temps. Pour ce qui était de François-Gaspard, personne ne l’avait revu depuis l’arrivée à Arequipa, et personne ne s’en préoccupait.

Raymond leur apprit qu’il avait rencontré Huascar et que celui-ci avait renouvelé les promesses faites au marquis, et de telle façon qu’il croyait maintenant à sa bonne foi. Enfin, le rendez-vous était toujours pour minuit. Il devait lui amener le petit Christobal.

Ils ne dirent plus rien jusqu’à minuit, regardant derrière les fenêtres, s’ils n’apercevaient point sur la place quelque chose qui pût confirmer leur espoir. Natividad était aussi anxieux que ses deux compagnons. Natividad avait bon cœur et il s’était jeté si avant dans l’aventure qu’il lui eût été maintenant difficile de reculer sans qu’il perdît quelque chose de sa propre estime. Enfin il était si fort compromis au point de vue administratif, que, toutes réflexions faites, il valait encore mieux pour lui suivre jusqu’au bout le marquis, lequel, quoi qu’il arrivât, ne le laisserait pas mourir sur la paille.

Ainsi l’heure de minuit arriva et les douze coups sonnèrent à l’église.

Le théâtre s’était vidé depuis longtemps. La place maintenant était à peu près déserte. Les lampions s’étaient éteints. Mais la nuit était claire et l’on pouvait très bien distinguer les ombres qui, le long des arcades, regagnaient leur domicile. Aucune d’elles ne se dirigeait vers l’auberge du Jockey-Club. Minuit et quart. Aucun des trois hommes qui étaient là n’osait prononcer une parole.

À minuit et demi, rien encore ! Le marquis poussa un effrayant soupir. À une heure moins un quart, Raymond s’approcha de la petite lampe fumeuse qui brûlait sur une table. Il examina minutieusement son revolver, en constata le bon fonctionnement, l’arma et dit, d’une voix sourde : « Huascar nous a trahis, il nous a joués comme des enfants. Il est venu ici, sans se cacher, en plein jour, ne craignant pas d’avoir à répondre d’une pareille démarche auprès des siens. Il était d’accord avec eux. Il a réussi à nous tenir ici enfermés pendant des heures dont nous connaîtrons le prix ! Je n’ai plus aucun espoir. Marie-Thérèse est perdue, mais je pénétrerai jusqu’à elle ou je mourrai avant elle. »

Et il sortit.

Le marquis ne dit rien, mais il s’arma lui aussi et suivit Raymond.

Natividad suivit le marquis.

Ils traversèrent la place. Quand ils furent dans la petite ruelle qui conduisait à la maison en adobes, Natividad demanda au marquis ce qu’il comptait faire contre une cinquantaine d’hommes armés.

— Le premier puncho rouge que je rencontre, je lui offre mille soles pour causer, reprit-il. S’il ne les prend pas, ou s’il ne me comprend pas, je lui brûle la cervelle. Après on verra !

Quand ils arrivèrent à l’endroit où ils avaient été arrêtés dans la journée par un hussard quichua de la troupe de Garcia, ils s’étonnèrent de ne plus avoir à parlementer avec cette sentinelle. La voie était libre et ils en conçurent un nouvel espoir. Mais quand ils eurent fait encore une centaine de pas et qu’ils aperçurent la petite maison en adobes sans gardes et la porte ouverte, un horrible pressentiment leur serra le cœur. Ils se précipitèrent, ils s’engouffrèrent dans la masure. Les pièces en étaient désertes. Dans l’une d’elles, régnait cette odeur particulière, ce parfum violent de résine odorante qui avait déjà frappé le marquis et Natividad quand ils