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Page:Les Œuvres libres, numéro 3, 1921.djvu/327

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antoine déchainé

-velle. Dès que je dirai un mot, il sera égaré, il tournera à l’envers, et… c’est d’ailleurs, le seul espoir que je garde, car quand il tournera à l’endroit, ce sera naturellement à vomir !…

La lèvre rieuse grimace. Le regard se fait aigu.

— Ce qu’il ne faut pas manquer, Benjamin, c’est l’arrivée des crabes. J’aurai tous les échantillons connus : le jeune premier qui va commencer à soupirer dès la gare de Lyon ; le sociétaire de la Comédie-Française, qui demandera du pain avec cette voix du ventre qu’il a dans Hernani ; une femme charmante que j’ai été dénicher dans un music-hall, où tous les soirs elle montrait son académie et à qui il faudra faire comprendre d’abord qu’il est préférable de rester habillée ; enfin, la grande cantatrice de notre cher et national Opéra, avec qui je prévois du bonheur : tous les trois mots, elle va vouloir gueuler la Marseillaise ; c’est son métier, à cette femme : ce sera effarant !… Antoine se relève et reprend ses papiers. Le visage se déride :

— De toutes façons, on va rigoler !

Il s’étire :

— Puis la grande beauté du cinéma, mon vieux, c’est qu’on turbine en pleine nature ! Pendant trente ans, je me suis empoisonné à répéter dans la poussière et dans des salles obscures : cette compensation était bien due à ma vieillesse.

Sa vieillesse : le mot est drôle ! Je lui tends la main, et je dis gaiement :

— Alors, entendu. À bientôt !

Il me reconduit :

— Vous verrez quelle bosse on se paiera. Puis, on va s’appliquer des bouillabaisses magnifiques ! Dans l’ombre de l’antichambre, ses yeux luisent :

— C’est que c’est un pays digne des dieux ! Relisez Daudet avant de partir, pour vous en aller comme moi avec de la musique plein les oreilles.