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JALOUSIE

mettant le couvert, étaient aveuglés par la lumière du couchant et que les vitres étant entièrement tirées, les souffles imperceptibles du soir passaient librement, de la plage où s’attardaient les derniers promeneurs, à l’immense salle à manger où les premiers dîneurs n’étaient pas assis encore et que dans la glace placée derrière le comptoir passait le reflet rouge de la coque et s’attardait longtemps le reflet gris de la fumée du dernier bateau pour Rivebelle. Je ne me demandais plus ce qui avait pu mettre Albertine en retard, et quand Françoise entra dans ma chambre me dire : « Mademoiselle Albertine est là », si je répondis sans même bouger la tête, ce fut seulement par dissimulation : « — Comment mademoiselle Albertine vient-elle aussi tard ! » Mais levant alors les yeux sur Françoise comme dans une curiosité d’avoir sa réponse qui devait corroborer l’apparente sincérité de ma question, je m’aperçus avec admiration et fureur, que, capable de rivaliser avec la Berma elle-même dans l’art de faire parler les vêtements inanimés et les traits du visage, Françoise avait su faire la leçon à son corsage, à ses cheveux dont les plus blancs avaient été ramenés à la surface, exhibés comme un extrait de naissance, à son cou courbé par la fatigue et l’obéissance. Ils la plaignaient d’avoir été tirée du sommeil et de la moiteur du lit, au milieu de la nuit, à son âge, obligée de se vêtir quatre à quatre, au risque de prendre une fluxion de poitrine. Aussi, craignant d’avoir eu l’air de m’excuser de la venue tardive d’Albertine : « — En tout cas, je suis bien content qu’elle soit venue, tout est pour le mieux », et je laissai éclater ma joie profonde. Elle ne demeura pas longtemps sans mélange, quand j’eus entendu la réponse de Françoise. Celle-ci, sans proférer aucune plainte, ayant même l’air d’étouffer de son mieux une