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JALOUSIE

complices qui ne vous livreront pas son secret, d’où on lui fera parvenir vos lettres, mais où elle n’habite pas, où elle a tout au plus laissé des affaires. Existences disposées sur cinq ou six lignes de repli de sorte que quand on veut voir cette femme, ou savoir, on est venu frapper trop à droite, ou trop à gauche, ou trop en avant, ou trop en arrière, et qu’on peut pendant des mois, des années, tout ignorer. Pour Albertine, je sentais que je n’apprendrais jamais rien, qu’entre la multiplicité entremêlée des détails réels et des détails mensongers je n’arriverais jamais à me débrouiller. Et que ce serait toujours ainsi, à moins de la mettre en prison (mais on s’évade) jusqu’à la fin. Ce soir-là, cette conviction ne fit passer à travers moi qu’une inquiétude, mais où je sentais que ce qui frémissait était peut-être une anticipation de longues souffrances.

« — Mais non, répondis-je, je vous ai déjà dit que je ne serais pas libre avant trois semaines, pas plus demain qu’un autre jour. » « — Bien, alors… je vais venir… c’est ennuyeux, parce que je suis chez une amie qui… » Je sentais qu’elle n’avait pas cru que j’accepterais sa proposition de venir, laquelle n’était donc pas sincère, et je voulais la mettre au pied du mur. « — Qu’est-ce que ça peut me faire, votre amie, venez ou ne venez pas, c’est votre affaire, ce n’est pas moi qui vous demande de venir, c’est vous qui me l’avez proposé. » « — Ne vous fâchez pas, je saute dans un fiacre et je serai chez vous dans dix minutes. » Ainsi, de ce Paris des profondeurs nocturnes duquel avait déjà émané jusque dans ma chambre, mesurant le rayon d’action d’un être lointain, ce qui allait surgir et apparaître, après cette première annonciation, c’était cette Albertine que j’avais connue jadis sous le ciel de Balbec, quand les garçons du Grand-Hôtel, en