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JALOUSIE

mon amie une indélicatesse qu’elle flétrissait indirectement en récitant ce dicton courant à Combray :

« Mangeons ton pain.
— Je le veux bien.
— Mangeons le mien.
— Je n’ai plus faim. »

Je fis semblant d’être contraint d’écrire. « — À qui écriviez-vous, me dit Albertine en entrant. — À une jolie amie à moi, Gilberte Swann. Vous ne la connaissez pas ? » « — Non. » Je renonçai à poser à Albertine des questions sur sa soirée, je sentais que je lui ferais des reproches et que nous n’aurions plus le temps vu l’heure qu’il était de nous réconcilier suffisamment pour passer aux baisers et aux caresses. Aussi ce fut par eux que je voulus dès la première minute commencer. « — Je veux prendre un bon baiser, Albertine. » « — Tant que vous voudrez », me dit-elle avec toute sa bonté. Je n’avais jamais vu Albertine aussi jolie. « — Encore un ? » « — Mais vous savez que ça me fait un grand, grand plaisir. » « — Et à moi encore mille fois plus, me répondit-elle. Oh ! le joli portefeuille que vous avez là ! » « — Prenez-le, je vous le donne en souvenir. » « — Vous êtes trop gentil… » On serait à jamais guéri du romanesque si l’on voulait pour penser à celle qu’on aime tâcher d’être celui qu’on sera quand on ne l’aimera plus. Le portefeuille, la bille d’agate de Gilberte, tout cela n’avait reçu jadis son importance que d’un état purement intérieur, puisque maintenant c’était pour moi un portefeuille, une bille quelconques.

Mais ce ne fut pas de cette soirée, suivie d’une trop longue absence, que devait dater ma jalousie à l’égard d’Albertine. Cette jalousie qui devait bouleverser ma vie, être fatale à ma vie, et terminer la sienne, cette jalousie, je dirai pour