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JALOUSIE

finir les trois petits incidents qui devaient la faire naître et qui se produisirent, non à Paris, mais à Balbec.

Le premier soir où, à Balbec, j’écrivis à Albertine, je ne pus être seul dans ma chambre. J’entendais quelqu’un jouer avec moelleux des morceaux de Schumann. Certes, il arrive que des gens, même ceux que nous aimons le mieux, se saturent de la tristesse ou de l’agacement qui émane de nous. Il y a pourtant quelque chose qui est capable d’atteindre à un pouvoir d’exaspérer ou n’atteindre jamais une personne : c’est un piano.

Albertine m’avait fait prendre en note les dates où elle devait s’absenter pour aller chez des amies pour quelques jours et m’avait fait inscrire aussi leur adresse, pour si j’avais besoin d’elle un de ces soirs-là, car aucune n’habitait bien loin. J’avais inscrit mais pensais que je profiterais plutôt de ces jours-là pour aller chez Mme Verdurin.

D’ailleurs, nos désirs pour différentes femmes n’ont pas toujours la même force. Tel soir, nous ne pouvons nous passer d’une qui, après cela, pendant un mois ou deux ne nous troublera guère. Et puis outre ces alternances, que ce n’est pas le lieu d’étudier ici, après les grandes fatigues charnelles, la femme dont l’image hante notre sénilité momentanée est une femme qu’on ne ferait presque que baiser sur le front.

Je voyais rarement Albertine et seulement les soirs fort espacés où je ne pouvais me passer d’elle. Si un tel désir me saisissait quand elle était trop loin de Balbec pour que Françoise pût aller jusque là, j’envoyais le lift à Égreville, à la Sogne, à Saint-Frichoux, en lui demandant de terminer son travail un peu plus tôt. Il entrait dans ma chambre mais en laissant la porte ouverte car bien qu’il fît avec cons-