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JALOUSIE

au point que l’autre personne était plus jalouse que moi-même.

Quelques jours après, à Balbec, comme nous étions dans la salle de danse du casino, entrèrent la sœur et la cousine de Bloch, devenues l’une et l’autre fort jolies, mais que, à cause de mes amies, parce que la plus jeune, la cousine, vivait au su de tout le monde avec l’actrice dont elle avait fait connaissance pendant mon premier séjour, je ne saluais plus. Andrée, sur une allusion qu’on fit tout bas à cela, me dit : « — Oh ! là-dessus, je suis comme Albertine, il n’y a rien qui nous fasse horreur à toutes les deux comme cela. » Quant à Albertine, se mettant à causer avec moi sur le canapé où nous étions, elle avait tourné le dos aux deux jeunes filles de « mauvais genre ». Et pourtant j’avais remarqué qu’avant ce mouvement, au moment où étaient apparues Mlle Bloch et sa cousine, avait passé dans les yeux de mon amie cette attention brusque et profonde, qui donnait parfois au visage de l’espiègle jeune fille un air sérieux, même grave et la laissait triste ensuite. Mais Albertine avait aussitôt détourné vers moi ses regards restés pourtant singulièrement immobiles et rêveurs. Mlle Bloch et sa cousine ayant fini par s’en aller après avoir ri très fort et poussé des cris peu convenables ; je demandai à Albertine si la petite blonde (celle qui était l’amie de l’actrice) n’était pas la même qui, la veille, avait eu le prix dans la course pour les voitures de fleurs. « — Ah ! je ne sais pas, dit Albertine, est-ce qu’il y en a une qui est blonde ? Je vous dirai qu’elles ne m’intéressent pas beaucoup, je ne les ai jamais regardées. Est-ce qu’il y en a une qui est blonde ? » demanda-t-elle d’un air interrogateur et détaché à ses trois amies. S’appliquant à des personnes qu’Albertine rencontrait tous les jours sur la digue, cette ignorance me parut bien excessive pour ne pas être