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JALOUSIE

la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en ne donnant pas signe de vie depuis le soir où il m’avait si affectueusement reconduit à la maison. Et pourtant je n’avais nullement comme excuse anticipée la scène que je venais de voir, cet après-midi même, se passer entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de pareil. Il est vrai que peu de temps auparavant, comme mes parents me reprochaient ma paresse et n’avoir pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus, je leur avais violemment reproché de vouloir me faire accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls, la colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m’avait dicté cette réponse mensongère. En réalité, je n’avais rien soupçonné de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres de M. de Charlus. J’avais dit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine.

M. de Charlus m’eût sans doute pardonné mon manque de reconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c’est que ma présence ce soir chez la princesse de Guermantes, comme depuis quelque temps chez sa cousine, paraissait narguer la déclaration solennelle : « On n’entre dans ces salons-là que par moi ». Faute grave, crime peut-être inexpiable, je n’avais pas suivi la voie hiérarchique. M. de Charlus savait bien que les tonnerres qu’il brandissait contre ceux qui ne se pliaient pas à ses ordres, ou qu’il avait pris en haine, beaucoup commençaient à soupçonner que ces tonnerres-là n’étaient, quelque rage qu’il y mît, que des tonnerres en carton, et n’avaient plus la force de chasser n’importe qui de n’importe où. Mais, peut-être croyait-il que son pouvoir amoindri, grand encore, restait intact aux