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JALOUSIE

salle de jeux ou fumoir, avec son pavage illustré, ses trépieds, ses figures de dieux et d’animaux qui vous regardaient partout, les sphinx allongés aux bras des sièges, et surtout l’immense table en marbre ou en mosaïque émaillée, couverte de signes symboles plus ou moins imités de l’art étrusque et égyptien, cette salle de jeu me fit l’effet d’une véritable chambre magique. Or, sur un siège approché de la table étincelante et augurale, M. de Charlus, lui, ne touchant à aucune carte, insensible à ce qui se passait autour de lui, incapable de s’apercevoir que je venais d’entrer, semblait précisément un magicien appliquant toute la puissance de sa volonté et de son raisonnement à tirer un horoscope. Non seulement comme à une Pythie sur son trépied les yeux lui sortaient de la tête, et pour que rien ne vînt le distraire des travaux qui exigeaient la cessation des mouvements les plus simples, il avait, pareil à un calculateur qui ne veut rien faire d’autre tant qu’il n’a pas résolu son problème, posé auprès de lui le cigare qu’il avait un peu auparavant dans la bouche et qu’il n’avait plus la liberté d’esprit nécessaire pour fumer. En apercevant les deux divinités accroupies que portaient à leurs bras le fauteuil placé en face de lui, on eût pu croire que le Baron cherchait à découvrir l’énigme du sphinx, si ce n’avait pas été plutôt celle d’un jeune et vivant Œdipe, assis précisément dans ce fauteuil où il s’était installé pour jouer. Or, la figure à laquelle M. de Charlus appliquait et avec une telle contention toutes ses facultés spirituelles et qui n’était pas à vrai dire de celles qu’on étudie d’habitude more geometrico, c’était celle que lui proposaient les lignes de la figure du jeune marquis de Surgis ; elle semblait, tant M. de Charlus était profondément absorbé devant elle, être quelque mot en losange, quelque devinette, quelque problème d’al-