Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/16

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pour suivre sans trouble le cours de ses désordres, et vivre en repos dans son infamie, étoit disposé à acheter la paix à tout prix. Aussi, à la seule nouvelle de la comédie de Turcaret, le monde des traitants fut ému ; maltôliers, agioteurs, financiers de haut et bas étage, poussèrent à la fois un cri d’alarme, et formèrent aussitôt une ligne défensive, bien résolus d’empêcher qu’on égayât Paris à leurs dépens. Leur crédit étoit grand, et tout alors cédoit à leur influence. La lutte de tous les traitants réunis dans un intérêt commun contre un auteur comique isolé, étoit trop inégale pour que l’avantage restât d’abord au dernier. Lesage le comprit, et après avoir inutilement essayé de lever les obstacles qu’on opposoit à la représentation de son ouvrage, il résolut de lui faire de nombreux partisans, et de mettre son Financier sous la protection de tout ce que Paris comptoit d’hommes puissants et hostiles aux gens de finance. Pour arriver à ce but, il lut Turcaret dans les sociétés les plus brillantes ; on accouroit à ces lectures avec autant d’empressement qu’à une représentation ; tous ceux qui avoient entendu l’ouvrage se déclaroient pour lui, et protestoient hautement contre l’injustice dont l’auteur étoit victime.

Les adversaires de Lesage s’aperçurent bientôt que l’appui qu’ils avoient trouvé jusque-là alloit leur manquer ; ils cherchèrent alors à amener l’auteur à composition, et lui offrirent cent mille francs s’il consentoit à retirer sa pièce. Lesage avoit trop d’indépendance et de noblesse de cœur pour accepter une semblable proposition, et quoique pauvre, il refusa.

Enfin, le 13 octobre 1708, Monseigneur le grand-dauphin ordonna aux comédiens du roi de jouer incessamment la pièce intitulée Turcaret ou le Financier. Le froid excessif de l’hiver en retarda encore la représentation, et la pièce ne put être donnée que le 14 février 1709.

Le succès de Turcaret fut complet, en dépit des murmures de beaucoup de gens, qui crurent se reconnoître, et des efforts d’une cabale que, dans leur désespoir, les maltôliers avoient ameutée contre la pièce et contre l’auteur.

Cette comédie, le chef-d’œuvre dramatique de Lesage, a été, comme tous les ouvrages d’un ordre élevé, l’objet de critiques nombreuses : on a blâmé le défaut d’action et d’intérêt, on s’est récrié contre l’immoralité des personnages ; mais l’auteur, en donnant plus de mouvement à sa pièce, ne pouvoit que difficilement arriver à donner à ses portraits cette exactitude et cette vérité de ressemblance qui les fait vivre, aujourd’hui que les originaux ont tous depuis long-temps disparu : quant au second reproche, le défaut d’intérêt, est-il mieux fondé ? Lesage n’a pas voulu assurément développer une action dont il pût résulter des surprises, des effets inattendus, et dont le dénouement imprévu fût l’effet d’une touchante péripétie. Le mérite et l’intérêt de sa comédie ne résidoient, à ses yeux, que dans le développement des caractères, dans l’harmonie des scènes, dans la profondeur et la justesse des observations ; enfin, dans le naturel, la vivacité et la gaîté du dialogue.

Sans doute il est heureux, pour un auteur comique, d’intéresser à la fois le cœur et l’esprit ; mais quand l’esprit seul est puissamment saisi et captivé, est-il permis de dire que le poète n’a accompli que la moitié de sa tâche, et que son ouvrage pêche par le défaut d’intérêt : condamner Turcaret, n’est-ce pas condamner le chef-d’œuvre de Molière, le Misanthrope ?

En présentant des mœurs mauvaises, Lesage en fait justice ; s’il peint le vice, il le rend ridicule et odieux ; et, malgré l’immoralité de ses personnages, nul doute que sa comédie n’offre une haute et utile leçon. Les financiers, auxquels elle s’adressoit directement, l’ont reçue avec humeur, mais cependant ils l’ont comprise, et, à l’honneur de Lesage, ils l’ont mise à profit.

La Tontine, petite comédie de circonstance, reçue en 1708, ne put être jouée que longtemps après (1732). Le retard qu’éprouva cet ouvrage dégoûta Lesage d’une carrière qu’il étoit appelé à parcourir avec éclat, et le fit renoncer à travailler pour le théâtre français.

À cette époque, François Petis de la Croix, interprète des langues orientales, venoit d’achever une traduction des Mille et un jours ; il supplia Lesage, son ami, de revoir son travail, et de donner à sa version la grâce et l’élégance qui seules pouvoient en rendre la