Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/15

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tée de Calderon, tomba pour ne se relever jamais ; et Crispin rival de son maître obtint un succès d’enthousiasme : ces deux ouvrages, joués à la cour quelques jours auparavant, avoient été traités par le noble aréopage d’une toute autre manière : Crispin rival avoit été honteusement bafoué, et Don César Ursin applaudi avec transports. Rapportez-vous en donc aux jugements des hommes de cour.

Les mœurs de la comédie de Crispin rival de son maître pouvoient bien leur paroître étranges ; mais la donnée une fois acceptée, comment ne comprirent-ils pas le mérite de l’ouvrage ? là, quelle vivacité de dialogue ! quelle abondance de plaisanteries ! que de gaîté ! quel comique franc ! L’ne fourberie de valets, voilà le seul fond de la pièce ; eh ! qu’importe ? quoi qu’on en dise aujourd’hui, dans les ouvrages d’esprit la forme l’emporte toujours sur le fond ; c’est par elle seule qu’ils vivent, qu’ils durent, qu’ils restent ; et toute œuvre où l’on en fait mépris est d’avance condamnée à l’oubli.

Ce fut dans la même année (1707), année heureuse dans la vie de noire auteur, qu’il publia le Diable Boiteux, roman imité de l’ouvrage de Luis Vêlez de Guevara, intitulé : el Diablo Cojuelo. Ce livre révéla le degré d’élévation que devoit atteindre plus tard le talent de Lesage. Son succès fut prodigieux. Cette satire de tous les états, présentée d’une manière si neuve et si ingénieuse ; cette riche galerie de tableaux, dont tous les personnages posent, s’animent sous les yeux du lecteur, et se succèdent si variés de costume et de physionomie ; cette foule d’anecdotes piquantes, racontées avec tant d’originalité, de grâce et d’esprit ; ce style si correct, si pur, si élégant ; enfin, tous les éléments de succès que renferme ce livre, capables isolément d’assurer la fortune d’un ouvrage, dévoient, en se trouvant ainsi réunis, procurer au roman du Diable Boiteux la vogue prodigieuse qu’il obtint. Deux éditions qu’on en fit furent aussitôt enlevées. Chacun vouloit avoir son exemplaire. La malice de l’auteur stimuloit celle des lecteurs ; tous vouloient à leur tour soulever les masques, pour voir s’ils ne cachoient pas quelques physionomies de connoissance. Combien de gens on crut immolés par les traits piquants, les vives épigrammes du livre, auxquels l’auteur n’avoit pas songé le moins du monde, et qu’il n’avoit peut-être jamais rencontrés !

Il est une anecdote curieuse que tous les biographes ont racontée, et qui prouve quel prix on attachoit à la possession d’un exemplaire du Diable Boiteux. Nous la raconterons à notre tour, mais sans y attacher la moindre importance. Deux jeunes gens de qualité, dit-on, entrèrent au même moment chez un libraire pour y faire emplette du nouveau roman de Lesage : il n’en restoit plus qu’un exemplaire dans la boutique ; chacun prétendoit y avoir droit, et nul n’étoit disposé à le céder à l’autre ; les deux gentilshommes trouvèrent que le meilleur moyen de décider le différend étoit de mettre l’épée à la main : c’est ce qu’ils firent, et le Diable Boiteux demeura le prix du vainqueur.

Cet ouvrage devint trop célèbre pour ne pas être immédiatement transporté sur la scène. Dancourt, l’arrangeur du temps, donna d’abord sous le même titre que le roman une comédie en un acte au théâtre français, et le 13 novembre de l’année suivante une comédie en deux actes intitulée : le Second Chapitre du Diable Boiteux.

Avant la fin de cette année, Lesage termina une comédie en un acte, qui avoit pour titre : les Étrennes. Il désiroit la faire jouer le 1er janvier 1708 ; mais les comédiens la refusèrent sous le singulier prétexte qu’ils n’admettoient point de petits ouvrages depuis la Saint-Martin jusqu’à Pâques. Lesage, qui ne s’attendoit pas à un refus si étrangement motivé, résolut de donner à sa pièce des dimensions telles, qu’on ne pût en aucun temps et sous aucun prétexte lui interdire l’entrée du théâtre ; et de la petite comédie des Étrennes, naquit Turcaret !

Cet ouvrage, dont la conception hardie, la louche large et vigoureuse rappeloient la bonne comédie qu’on avoit crue morte avec Molière, eut un prodigieux succès dans le monde avant d’avoir subi l’épreuve du théâtre. Certes, c’étoit un événement capable de faire une impression profonde, que l’apparition d’une comédie où l’auteur attaquoit de front, non de petits travers, des ridicules passagers et périssables, mais le vice dominant de son époque, le vice débouté que son or avoit jusque-là garanti de toute attaque sérieuse, et qui y