Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/40

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accompagnée d’une femme de chambre. Il demeurait donc enfermé dans son auberge pendantnle reste du jour ; mais, en récompense, dès que la nuit était venue, il se promenait partout dans la ville.

« Il arriva qu’une nuit, comme il traversait une sue détournée, il entendit des voix et des instruments qui lui parurent dignes de son attention. Il s’arrêta pour les écouter : c’était une sérénade ; le cavalier qui la donnait était syre et naturellement brutal. Il n’eut pas si tôt aperçu notre écolier, qu’il vint à lui avec précipitation, et sans autre compliment : « Ami, lui dit-il d’un ton brusque, passez votre chemin : les gens curieux sont ici fort mal reçus. — « Je pourrais me retirer, répondit don Pèdre choqué de ces paroles, si vous m’en aviez prié de meilleure grâce ; mais je veux demeurer pour vous apprendre à parler. — Voyons donc, reprit le maître du concert, en tirant son épée, qui de nous deux cédera la place à l’autre. »

« Don Pèdre mit aussi l’épée à la main, et ils commentèrent à se battre. Quoique le maître de la sérénade s’en acquittât avec assez d’adresse, il ne put parer un coup mortel qui lui fut porté, et il tomba sur le carreau. Tous les acteurs du concert, qui avaient déjà quitté leurs instruments et tiré leurs épées pour accourir à son secours, s’avancèrent pour le venger. Ils attaquèrent tous ensemble don Pèdre, qui, dans cette occasion, montra ce qu’il savait faire. Outre qu’il parait avec une agilité surprenante toutes les bottes qu’on lui portait, il en poussait de furieuses, et occupait à la fois tous ses ennemis.

« Cependantnils étaient si opiniâtres et en si grand nombre, que, tout habile escrimeur qu’il était, il n’aurait pu éviter sa perte, si le comte de Belflor, qui passait alors par cette sue, n’eût pris sa défense. Le comte avait du cœur et beaucoup de générosité : il ne put voir tant de gens armés contre un seul homme sans s’intéresser pour lui. Il tira son épée, et, courant se ranger auprès de don Pèdre, il poussa si vivement avec lui les acteurs de la sérénade, qu’ils s’enfuirent tous, les uns blessés, et les autres de peur de l’être.

« Après leur retraite, l’écolier voulut remercier le comte du secours qu’il en avait reçu ; mais Belflor l’interrompit : « Laissons là ces discours, lui dit-il ; n’êtes-vous point blessé ? — Non, répondit don Pèdre. — Etoignons-nous d’ici, reprit le comte : je vois que vous avez tué un homme ; il est dangereux de vous arrêter plus longtemps dans cette sue : la justice vous y pourrait surprendre. » Ils marchèrent aussitôt à grands pas, gagnèrent une autre sue, et quand ils furent loin de celle où s’était donné le combat, ils s’arrêtèrent.

« Don Pèdre, poussé par les mouvements d’une juste reconnaissance, pria le comte de ne lui pas cacher le nom du cavalier à qui il avait tant d’obligation. Belflor ne lui fit aucune difficulté de le lui apprendre, et il lui demanda aussi le sien ; mais l’écolier, ne voulant pas se faire connaître, répondit qu’il s’appelait don Juan de Matos, et l’assura qu’il se souviendrait éternellement de ce qu’il avait fait pour lui.

« Je veux, lui dit le comte, vous offrir dès cette nuit une occasion de vous acquitter envers moi. J’ai un rendez-vous qui n’est pas sans péril ; j’allais chercher un ami pour m’y accompagner : je connais votre valeur ; puis-je vous proposer, don Juan, de venir avec moi ? — Ce doute m’outrage, répartit l’écolier ; je ne saurais faire un meilleur usage de la vie que vous m’avez conservée, que de l’exposer pour vous. Partons, je suis prêt à vous suivre. » Ainsi Belflor conduisit lui-même don Pèdre à la maison de don Luis, et ils entrèrent tous deux par le balcon dans l’appartement de Léonor. »

« Don Cléofas, en cet endroit, interrompit le diable : « Seigneur Asmodée, lui dit-il, comment est-il possible que don Pèdre ne reconnût point la maison de son père ? — Il n’avait garde de la reconnaître, répondit le démon ; c’était une nouvelle demeure : don Luis avait changé de quartier, et logeait dans cette maison depuis huit jours, ce que don Pèdre ne savait pas : c’est ce que j’allais vous dire lorsque vous m’avez interrompu. Vous êtes trop vif : vous avez la mauvaise habitude de couper la parole aux gens : corrigez-vous de ce défaut-là.

« Don Pèdre, continua le boiteux, ne croyait donc pas être chez son père : il ne s’aperçut pas non plus que la personne qui les introduisait était la dame Marcelle, puisqu’elle les reçut sans lumière dans une antichambre, où Belflor pria son compagnon de rester, pendantnqu’il serait dans la chambre de sa dame. L’écolier y consentit, et s’assit sur une chaise, l’épée nue à la main, de peur de surprise. Il se mit à rêver aux faveurs dont il jugea que l’amour allait combler Belflor, et il souhaitait d’être aussi heureux que lui : quoiqu’il ne fût pas maltraité de sa dame inconnue, elle n’avait pas encore pour lui toutes les bontés que Léonor avait pour le comte.

« Pendantnqu’il faisait là-dessus toutes les réflexions que peut faire un amant passionné, il entendit qu’on essayait doucement d’ouvrir une porte qui n’était pas celle des amants, et il vit paraître de la lumière par le trou de la serrure. Il se leva brusquement, s’avança vers la porte qui s’ouvrit, et présenta la pointe de son épée à son père : car c’était lui qui venait dans l’appartement de Léonor pour voir si le comte n’y serait point.