Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/41

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Le bonhomme ne croyait pas, après ce qui s’était passé, que sa fille et Marcelle eussent osé le recevoir encore ; c’est ce qui l’avait empêché de les faire coucher dans un autre appartement : il s’était toutefois avisé de penser que, devant entrer le lendemain dans un couvent, elles auraient peut-être voulu l’entretenir pour la dernière fois.

« Qui que tu sois, lui dit l’écolier, n’entre point ici, ou bien il t’en coûtera la vie. » À ces mots, don Luis envisage don Pèdre, qui de son côté le regarde avec attention. Ils se reconnaissent. « Ah ! mon fils, s’écrie le vieillard, avec quelle impatience je vous attendais ! Pourquoi ne m’avez-vous pas fait avertir de votre arrivée

☞ aigniez-vous de troubler mon repos ? Hélas ! je n’en puis prendre dans la cruelle situation où je me trouve ! — Ô mon père ! dit don Pèdre tout éperdu, est-ce vous que je vois ? mes yeux ne sont-ils point déçus par une trompeuse ressemblance ? — D’où vient cet étonnement, repris don Luis ? N’êtes-vous pas chez votre père ? ne vous ai-je pas mandé que je demeure dans cette maison depuis huit jours ? — Juste ciel, répliqua l’écolier, qu’est-ce que j’entends ? je suis donc ici dans l’appartement de ma sœur ? »

« Comme il achevait ces paroles, le comte, qui avait entendu du bruit, et qui crut qu’on attaquait son escorte, sortit l’épée à la main de la chambre de Léonor. Dès que le vieillard l’aperçut, il devint furieux, et, le montrant à son fils : « Voilà, s’écria-t-il, l’audacieux qui a ravi mon repos, et porté à notre honneur une mortelle atteinte. Vengeons-nous. Hâtons-nous de punir ce traître. » En disant cela, il tira son épée, qu’il avait sous sa robe de chambre, et voulut attaquer Belflor ; mais don Pèdre le retint. « Arrêtez, mon père, lui dit-il ; modérez, je vous prie, les transports de votre colère…— Quel est votre dessein, mon fils ? répondit le vieillard ; vous retenez mon bras ! vous croyez sans doute qu’il manque de force pour nous venger. Hé bien ! tirez donc raison vous-même de l’offense qu’on nous a faite ; aussi bien est-ce pour cela que je vous ai mandé de revenir à Madrid. Si vous périssez, je prendrai votre place ; il faut que le comte tombe sous nos coups, ou qu’il nous ôte à tous deux la vie, après nous avoir ôté l’honneur.

« — Mon père, repris don Pèdre, je ne puis accorder à votre impatience ce qu’elle attend de moi. Bien loin d’attenter à la vie du comte, je ne suis venu ici que pour la défendre. Ma parole y est engagée ; mon honneur le demande. Sortons, comte, poursuivit-il en s’adressant à Belflor. — Ah ! lâche, interrompit don Luis, en regardantndon Pèdre d’un œil irrité, tu t’opposes toi-même à une vengeance qui devrait t’occuper tout entier ! Mon fils, mon propre fils est d’intelligence avec le perfide qui a suborné ma fille ! mais n’espère pas tromper mon ressentiment ; je vais appeler tous mes domestiques ; je veux qu’ils me vengent de sa trahison et de ta lâcheté.

« — Seigneur, répliqua don Pèdre, rendez plus de justice à votre fils ; cessez de le traiter de lâche ; il ne mérite point ce nom odieux. Le comte m’a sauvé la vie cette nuit. Il m’a proposé, sans me connaître, de l’accompagner à son rendez-vous. Je me suis offert à partager les périls qu’il y pouvait courir, sans savoir que ma reconnaissance engageait imprudemment mon bras contre l’honneur de ma famille. Ma parole m’oblige donc à défendre ici ses jours : par-là je m’acquitte envers lui ; mais je ne ressens pas moins vivement que vous l’injure qu’il nous a faite, et dès demain vous me verrez chercher à répandre son sang avec autant d’ardeur que vous m’en Voyez aujourd’hui à le conserver. »

« Le comte, qui n’avait point parlé jusque-là tant il avait été frappé du merveilleux de cette aventure, pris alors la parole : « Vous pourriez, dit-il à l’écolier, assez mal venger cette injure par la voie des armes : je veux vous offrir un moyen plus sûr de rétablir votre honneur. Je vous avouerai que jusqu’à ce jour je n’ai pas eu dessein d’épouser Léonor ; mais ce matin j’ai reçu de sa part une lettre qui m’a touché, et ses pleurs viennent d’achever l’ouvrage ; le bonheur d’être son époux fait à présent ma plus chère envie. — Si le roi vous destine une autre femme, dit don Luis, comment vous dispenserez-vous… ? — Le roi ne m’a proposé aucun parti, interrompit Belflor en rougissant. Pardonnez, de grâce, cette fable à un homme dont la raison était troublée par l’amour. C’est un crime que la violence de ma passion m’a fait commettre, et que j’expie en vous l’avouant.

« — Seigneur, reprit le vieillard, après cet aveu qui sied bien à un grand cœur, je ne doute plus de votre sincérité : je vois que vous voulez en effet réparer l’affront que nous avons reçu ; ma colère cède aux assurances que vous m’en donnez : souffrez que j’oublie mon ressentiment dans vos bras. » En achevant ces mots, il s’approcha du comte, qui s’était avancé pour le prévenir. Ils s’embrassèrent tous deux à plusieurs reprises ; ensuite Belflor, se tournant vers don Pèdre : « Et vous, faux don Juan, lui dit-il, vous qui avez déjà gagné mon estime par une valeur incomparable et par des sentiments généreux, venez, que je vous voue une amitié de frère. » En disant cela, il embrassa don Pèdre, qui reçut ses embrassements d’un air soumis et respectueux, et lui répondit : « Seigneur, en me promettant une amitié si précieuse, vous acquérez la mienne. Comptez sur un homme qui vous sera dévoué jusqu’au dernier moment de sa vie. »