Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/55

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vin manque : le galant en va chercher lui-même pour en avoir plus promptement. Il n’est pas hors du cabinet, que Jacinte, la compagne de Luisita, met la griffe sur les deux perdreaux qui restaient dans le plat, et les serre dans une grande poche de toile qu’elle a sous sa robe. Notre Adonis revient avec du vin frais, et, remarquant qu’il n’y a plus de viande, il demande à sa Vénus si elle ne veut rien davantage ? « Qu’on nous donne, dit-elle, de ces pigeonneaux dont l’hôte nous a parlé, pourvu qu’ils soient excellents ; autrement un morceau de jambon d’Estramadure suffira. » Elle n’a pas prononcé ces paroles, que voilà Patrice qui retourne à la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte tranche de jambon. Nos oiseaux de proie recommencent à becqueter ; et tandis que le bourgeois est obligé de disparaître une troisième fois pour aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir compagnie aux prisonniers de la poche.

« Après le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut fournir, l’amoureux Patrice a pressé Luisita de lui donner les marques qu’il attendait de sa reconnaissance ; la dame a refusé de contenter ses désirs ; mais elle l’a flatté de quelque espérance, en lui disant qu’il y avait du temps pour tout, et que ce n’était pas dans un cabaret qu’elle voulait reconnaître le plaisir qu’il lui avait fait : puis, entendantnsonner une heure après midi, elle a pris un air inquiet, et dit à sa compagne : « Ah ! ma chère Jacinte, que nous sommes malheureuses ! nous ne trouverons plus de places pour voir les taureaux.

« — Pardonnez-moi, a répondu Jacinte ; ce cavalier n’a qu’à nous remener où il nous a si poliment abordées, et ne vous mettez pas en peine du reste. »

« Avant que de sortir de la taverne, il a fallu compter avec l’hôte, qui a fait monter la dépense à cinquante réales. Le bourgeois a mis la main à la bourse ; mais, n’y trouvant que trente réales, il a été obligé de laisser en gage pour le reste son rosaire chargé de médailles d’argent ; ensuite il a reconduit les aventurières où il les avait prises, et les a placées commodément sur un échafaud dont le maître, qui est de sa connaissance, lui a fait crédit.

« Elles ne sont pas plus tôt assises, qu’elles demandent des rafraîchissements : « Je meurs de soif, s’écrie l’une ; le jambon m’a furieusement altérée. — Et moi de même, dit l’autre ; je boirais bien de la limonade. » Patrice, qui n’entend que trop ce que cela veut dire, les quitte pour aller leur chercher des liqueurs ; mais il s’arrête en chemin, et se dit à lui même : « Où vas-tu, insensé ? ne semble-t-il pas que tu aies cent pistoles dans ta bourse ou dans ta maison ? tu n’as pas seulement un maravedi. Que ferai-je ? ajouta-t-il ; retourner vers la dame sans lui porter ce qu’elle désire, il n’y a pas d’apparence : d’un autre côté, faut-il que j’abandonne une entreprise si avancée ? je ne puis m’y résoudre. »

« Dans cet embarras, il aperçoit parmi les spectateurs un de ses amis, qui lui avait souvent fait des offres de services, que par fierté il n’avait jamais voulu accepter. Il perd toute honte en cette occasion. Il le joint avec empressement et lui emprunte une double pistole, avec quoi reprenant courage, il vole chez un limonadier, d’où il fait porter à ses princesses tant d’eaux glacées, tant de biscuits et de confitures sèches, que le doublon suffit à peine à cette nouvelle dépense.

« Enfin la fête finit avec le jour, et notre homme va conduire sa dame chez elle, dans l’espérance d’en tirer un bon parti. Mais lorsqu’ils sont devant une maison où elle dit qu’elle demeure, il en sort une espèce de servante qui vient au-devant de Luisita, et lui dit avec agitation : « Hé ! d’où venez-vous à l’heure qu’il est ? il y a deux heures que le seigneur don Gaspard Héridor, votre frère, vous attend en surant comme un possédé. » Alors la sœur, feignant d’être effrayée, se tourne vers le galant, et lui dit tout bas en lui serrant la main : « Mon frère est un homme d’une violence épouvantable ; mais sa colère ne dure pas ; tenez-vous dans la sue et ne vous impatientez point : nous allons l’apaiser ; et comme il va tous les soirs souper en ville, d’abord qu’il sera sorti, Jacinte viendra vous en avertir, et vous introduira dans la maison. »

« Le bourgeois, que cette promesse console, baise avec transport la main de Luisita, qui lui fait quelques caresses pour le laisser sur la bonne bouche ; puis elle entre dans la maison avec Jacinte et la servante. Patrice, demeuré dans la sue, prend patience : il s’assied sur une borne à deux pas de la porte, et passe un temps considérable, sans s’imaginer qu’on puisse avoir dessein de se jouer de lui : il s’étonne seulement de ne pas voir sortir don Gaspard, et craint que ce maud

☞ ère n’aille pas souper en ville.

« Cependantnil entend sonner dix, onze heures, minuit : alors il commence à perdre une partie de sa confiance, et à douter de la bonne foi de sa dame. Il s’approche de la porte, il entre et suit à tâtons une allée obscure, au milieu de laquelle il rencontre un escalier : il n’ose monter ; mais il écoute attentivement, et son oreille est frappée du concert discordantnque peuvent faire ensemble un chien qui aboie, un chat qui miaule, et un enfant qui crie. Il juge enfin qu’on l’a trompé ; et ce qui achève de l’en persuader, c’est qu’ayant voulu pousser jusqu’au fond de l’allée, il s’est trouvé dans