Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/56

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une autre sue que celle où il a si longtemps fait le pied de grue.

« Il regrette alors son argent, et retourne au logis en maudissant les bas couleur de rose. Il frappe à sa porte : sa femme, le chapelet à la main et les larmes aux yeux, lui vient ouvrir, et lui dit d’un air touchant : « Ah ! Patrice, pouvez-vous abandonner ainsi votre maison, et vous soucier si peu de votre épouse et de vos enfants ? Qu’avez-vous fait depuis six heures du matin que vous êtes sorti ? » Le mari, ne sachant que répondre à ce discours, et d’ailleurs tout honteux d’avoir été la dupe de deux friponnes, s’est déshabillé et mis au lit sans dire un mot. Sa femme, qui est en train de moraliser, lui fait un sermon qui l’endort dans ce moment.

« Jetez la vue, poursuivit Asmodée, sur cette grande maison qui est à côté de celle du cavalier qui écrit à ses amis la rupture de son mariage avec la maîtresse d’Ambroise : n’y remarquez-vous pas une jeune dame couchée dans un lit de satin cramoisi, relevé d’une broderie d’or ? — Pardonnez-moi, répondit don Cléofas, j’aperçois une personne endormie, et je vois, ce me semble, un livre sur son chevet. — Justement, reprit le boiteux. Cette dame est une jeune comtesse fort spirituelle, et d’une humeur très-enjouée : elle avait depuis six jours une insomnie qui la fatiguait extrêmement : elle s’est avisée aujourd’hui de faire venir un médecin des plus graves de sa faculté. Il arrive : elle le consulte : il ordonne un remède marqué, dit-il, dans Hippocrate. La dame se met à plaisanter sur son ordonnance. Le médecin, animal hargneux, ne s’est nullement prêté à ses plaisanteries, et lui a dit, avec la gravité doctorale : « Madame, Hippocrate n’est point un homme à devoir être tourné en ridicule. — Ah ! seigneur docteur, a répondu la comtesse d’un air sérieux, je n’ai garde de me moquer d’un auteur si célèbre et si docte ; j’en fais un si grand cas, que je suis persuadée qu’en l’ouvrant seulement je me guérirai de mon insomnie : j’en ai dans ma bibliothèque une traduction nouvelle du savant Azero ; c’est la meilleure : qu’on me l’apporte. » En effet, admirez le charme de cette lecture : dès la troisième page la dame s’est endormie profondément.

« Il y a dans les écuries de ce même hôtel un pauvre soldat manchot, que les palefreniers, par charité, laissent la nuit coucher sur la paille. Pendantnle jour il demande l’aumône, et il a eu tantôt une plaisante conversation avec un autre gueux, qui demeure auprès du Buen-Retiro, sur le passage de la cour. Celui-ci fait fort bien ses affaires : il est à son aise, et il a une fille à marier, qui passe chez les mendiants pour une riche héritière. Le soldat, abordantnce père aux maravedis, lui a dit : « Segnor Mendigo, j’ai perdu mon bras droit : je ne puis plus servir le roi, et je me vois réduit, pour subsister, à faire comme vous des civilités aux passants : je sais bien que de tous les métiers, c’est celui qui nourrit le mieux son homme, et que tout ce qui lui manque, c’est d’être un et peu plus honorable. — S’il était honorable, a répondu l’autre, il ne vaudrait plus rien, car tout le monde s’en mêlerait.

« Vous avez raison, a repris le manchot : oh ça, je suis donc un de vos confrères, et je voudrais m’allier avec vous. Donnez-moi votre fille. — Vous n’y pensez pas, mon ami, a répliqué le richard : il lui faut un meilleur parti. Vous n’êtes point assez estropié pour être mon gendre : j’en veux un qui soit dans un état à faire pitié aux usuriers. — Eh ! ne suis-je pas, dit le soldat, dans une assez déplorable situation ? — Fi donc, a réparti l’autre brusquement ! Vous n’êtes qu’un manchot, et vous osez prétendre à ma fille ? Savez-vous bien que je l’ai refusée à un cul-de-jatte ? »

« J’aurais tort, continua le diable, de passer la maison qui joint l’hôtel de la comtesse, et où demeure un vieux peintre syrogne, et un poëte caustique. Le peintre est sorti de chez lui ce matin à sept heures, dans le dessein d’aller chercher un confesseur pour sa femme, malade à l’extrémité ; mais il a rencontré un de ses amis qui l’a entraîné au cabaret, et il n’est revenu au logis qu’à dix heures du soir. Le poëte, qui a la réputation d’avoir eu quelquefois de tristes salaires pour ses vers mordantn, disait tantôt d’un air fanfaron, dans un café, en parlant d’un homme qui n’y était pas : « C’est un faquin à qui je veux donner cent coups de bâton. — Vous pouvez, a dit un railleur, les lui donner facilement, car vous êtes bien en fonds. »

« Je ne dois pas oublier une scène qui s’est passée aujourd’hui chez un banquier de cette sue, nouvellement établi dans cette ville : il n’y a pas trois mois qu’il est revenu du Pérou avec de grandes richesses. Son père est un honnête çapareto[10] de Viejo de Mediana, gros village de la Castille vieille, auprès des montagnes de Sierra d’Avisa, où il vit très-content de son état, avec une femme de son âge, c’est-à-dire de soixante ans.

[Note 10 : Savetier.]

« Il y avait un temps considérable que leur fils était sorti de chez eux, pour aller aux Indes chercher une meilleure fortune que celle qu’ils lui pouvaient faire. Plus de vingt années s’étaient écoulées depuis qu’ils ne l’avaient vu : ils parlaient souvent de lui : ils priaient le ciel tous les jours de ne le point abandonner, et ils ne manquaient pas tous les dimanches de le faire recommander au prône par le curé, qui était