Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/193

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nez lieu, par votre conduite, de me défier de votre fidélité, et à lui de me soupçonner d’être sensible à sa passion. Hélas ! peut-être s’imagine-t-il en cet instant que je lis et relis avec plaisir les caractères qu’il a tracés. Voyez à quelle honte vous exposez ma fierté. Oh ! que non, Madame, lui répondit la soubrette ; il ne saurait avoir cette pensée, et, supposé qu’il l’eût, il ne l’aura pas longtemps. Je lui dirai, à la première vue, que je vous ai montré sa lettre, que vous l’avez regardée d’un air glacé, et qu’enfin, sans la lire, vous l’avez déchirée avec un mépris froid. Vous pourrez, hardiment reprit dona Helena, lui jurer que je ne l’ai point lue. Je serais bien embarrassée s’il me fallait seulement en dire deux paroles. La fille de don George ne se contenta pas de parler de cette sorte ; elle déchira mon billet, et défendit à sa suivante de l’entretenir jamais de moi.

Comme j’avais promis de ne plus faire le galant à mes fenêtres, puisque ma vue déplaisait, je les tins fermées pendant plusieurs jours pour rendre mon obéissance plus touchante. Mais, au défaut des mines qui m’étaient interdites, je me préparai à donner de nouvelles sérénades à ma cruelle Hélène. Je me rendis une nuit sous son balcon avec des musiciens, et déjà les guitares se faisaient entendre, lorsqu’un cavalier, l’épée à la main, vint troubler le concert, en frappant à droite et à gauche sur les concertants, qui prirent aussitôt la fuite. La fureur qui animait cet audacieux excita la mienne. Je m’avance pour le punir, et nous commençons un rude combat. Dona Helena et sa suivante entendent le bruit des épées. Elles regardent au travers de leurs jalousies, et voient deux hommes qui sont aux mains. Elles poussent de grands cris, qui obligent don George et ses valets à se lever. Ils sont bientôt sur pied, et ils accourent, de même que plusieurs voisins, pour séparer les combattants. Mais ils arrivèrent trop tard : ils ne trouvèrent sur le champ de bataille qu’un cavalier noyé dans son sang et presque sans vie ; et ils recon-