Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/401

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avait des vues amoureuses sur Lucrèce, et qu’il apprendrait avec chagrin que son maître était devenu son rival ; mais je me trompais. Bien loin d’en paraître mortifié, il en eut une si grande joie, que, ne pouvant la contenir, il laissa échapper quelques paroles qui ne tombèrent point à terre. Oh ! parbleu, Philippe, s’écria-t-il, je vous tiens ; c’est pour le coup que les affaires vont vous faire peur ! Cette apostrophe me découvrit toute la manœuvre du comte-duc : je vis par là que ce seigneur, craignant que le prince ne voulût s’occuper de choses sérieuses, cherchait à l’amuser par les plaisirs les plus convenables a son humeur. Santillane, me dit-il ensuite, ne perds pas de temps ; hâte-toi, mon ami, d’aller exécuter l’ordre important qu’on t’a donné, et dont il y a bien des seigneurs à la cour qui se feraient gloire d’être chargés. Songe, poursuivit-il, que tu n’as point ici de comte de Lemos qui t’enlève la meilleure partie de l’honneur du service rendu ; tu l’auras tout entier, et de plus tout le profit.

C’est ainsi que Son Excellence me dora la pilule, que j’avalai tout doucement, non sans en sentir l’amertume ; car depuis ma prison je m’étais accoutumé à regarder les choses dans un point de vue moral, et je ne trouvais pas l’emploi de Mercure en chef aussi honorable qu’on me le disait. Cependant, si je n’étais point assez vicieux pour m’en acquitter sans remords, je n’avais pas non plus assez de vertu pour refuser de le remplir. J’obéis donc d’autant plus volontiers au roi que je voyais en même temps que mon obéissance serait agréable au ministre, à qui je ne songeais qu’à plaire.

Je jugeai à propos de m’adresser d’abord à Laure, et de l’entretenir en particulier. Je lui exposai ma mission en termes mesurés, et sur la fin de mon discours je lui présentai l’écrin en forme de péroraison. À la vue des pierreries, la dame, ne pouvant cacher sa joie, la fit éclater en liberté. Seigneur Gil Blas, s’écria-t-elle,