Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/79

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sitions. Enfin, je suis aimé de plusieurs seigneurs, et je vis surtout avec le duc de Medina Sidonia, comme Horace vivait avec Mecenas. Voilà, poursuivit Fabrice, de quelle manière j’ai été métamorphosé en auteur. Je n’ai plus rien à te conter. C’est à toi, Gil Blas, à chanter tes exploits.

Alors je pris la parole, et, supprimant toute circonstance indifférente, je lui fis le détail qu’il demandait. Après cela, il fut question de dîner. Il tira de son armoire d’ébène des serviettes, du pain, un reste d’épaule de mouton rôti, une bouteille d’excellent vin, et nous nous mîmes à table avec toute la gaieté de deux amis qui se rencontrent après une longue séparation. Tu vois, me dit-il, ma vie libre et indépendante. Si je voulais suivre l’exemple de mes confrères, j’irais tous les jours manger chez les personnes de qualité ; mais, outre que l’amour du travail me retient souvent au logis, je suis un petit Aristippe. Je m’accommode également du grand monde et de la retraite, de l’abondance et de la frugalité.

Nous trouvâmes le vin si bon, qu’il fallut tirer de l’armoire une seconde bouteille. Entre la poire et le fromage, je lui témoignai que je serais bien aise de voir quelqu’une de ses productions. Aussitôt il chercha parmi ses papiers un sonnet qu’il me lut d’un air emphatique. Néanmoins, malgré le charme de la lecture, je trouvai l’ouvrage si obscur, que je n’y compris rien du tout. Il s’en aperçut. Ce sonnet, me dit-il, ne te paraît pas fort clair, n’est-ce pas ? Je lui avouai que j’y aurais voulu un peu plus de netteté. Il se mit à rire à mes dépens. Si ce sonnet, reprit-il, n’est guère intelligible, tant mieux, mon ami ! Les sonnets, les odes et les autres ouvrages qui veulent du sublime ne s’accommodent pas du simple et du naturel ; c’est l’obscurité qui en fait tout le mérite. Il suffit que le poète croie s’y entendre. Tu te moques de moi, interrompis-je. Il faut du bon sens et de la clarté dans toutes les poésies, de