Page:Lespérance - Les Bastonnais, 1896.djvu/121

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
119
les bastonnais

tenir des renseignements sur l’état des affaires, d’autant plus que différentes rumeurs lui étaient parvenues durant le jour par ses serviteurs et ses voisins. Aussi, dès qu’elle se fut un peu remise, après un abondant repas pris à loisir, en femme sensée jouissant d’une bonne santé, elle lui raconta en détail tous les événements dont elle avait été témoin. M. Sarpy l’interrompit fréquemment par des exclamations énergiques qui la surprirent énormément, car elles montraient qu’il prenait à la guerre imminente un intérêt plus profond qu’il ne l’avait prévu et qu’elle ne l’avait espéré. L’incident du pont, en particulier, fit beaucoup d’effet sur lui.

— Et vous êtes certaine, demanda-t-il, que le jeune officier est le même que celui sur lequel on a fait feu du haut des murailles ?

— Je suis sûre de n’avoir pu me tromper, répondit-elle. Sa taille, sa noble démarche, sa belle figure le feraient distinguer entre mille.

— Mais vous ne savez pas son nom ?

— Hélas, non.

— Vous auriez dû vous en informer. L’homme qui a traité ma fille avec tant de courtoisie ne doit pas être un étranger pour moi.

— Ah ! n’ayez pas d’inquiétude, papa, je saurai bien trouver son nom, dit Zulma en riant.

— Peut-être bien que non. Qui peut dire ce qui arrivera ? La guerre est un tourbillon qui peut l’enlever hors de vue et l’effacer du souvenir, avant que nous nous en rendions compte.

— Ne craignez rien, interrompit Zulma avec un geste magnifique de son bras blanc. J’ai un pressentiment que nous nous rencontrerons encore. J’ai l’œil sur lui, et…

— Il a l’œil sur vous, ajouta le sieur Sarpy, sur un ton de plaisanterie qui ne lui était pas habituel.

Sa fille ne répondit rien ; mais un rayon d’ineffable lumière passa comme une illumination sur sa belle figure et des mots qui se pressaient sur ses lèvres, mais qu’elle ne prononça pas, s’évanouirent dans un délicieux sourire, aux coins de ses lèvres pleines et vermeilles. Elle se leva de sa chaise et resta immobile pendant quelques instants, la vue fixée sur un vase de fleurs rouges et blanches placé sur le manteau de la cheminée. Sa robe de nuit, d’un blanc de neige, tombait négligemment autour de sa personne, mais ses plis flottants ne pouvaient dissimuler les contours de sa poitrine qui se soulevait et retombait sous le coup de quelque sentiment violent. Le sieur Sarpy, en la regardant, ne pouvait ni cacher son admiration pour l’aimable créature qui était la consolation et la gloire de son existence, ni retenir ses larmes à la pensée, toute vague et invraisemblable qu’elle fût, que cette guerre pourrait, de