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aussi facilement qu’il la voyait lui-même. Se reconnurent-ils ? Oh ! comme l’amour, aux yeux toujours si perçants, est parfois désespérément aveugle !

Cary aurait dû lancer son cheval, franchir la barrière et remonter l’avenue dans une course folle. La dame aurait dû agiter son mouchoir en signe de reconnaissance et descendre au petit pas de sa monture, au-devant de son cavalier.

Au lieu de cela, il resta en selle comme frappé d’éblouissement, et elle s’éloigna tranquillement de l’entrée de l’avenue et suivit lentement un étroit sentier qui traversait les terres de son père.

Il y a souvent une révélation dans la disparition, de même qu’il y a de la lumière dans les ténèbres. À peine eut-il perdu de vue la dame à cheval, que Cary se sentit irrésistiblement entraîné à courir à sa poursuite et à découvrir qui elle était. Maintenant qu’elle était partie, la pensée lui revint qu’elle était peut-être celle qu’il aimait et recherchait. L’avait-il effrayée ? Ce n’était pas probable, vu l’aisance et le calme de ses manières. La reverrait-il ? Il sentit que cela dépendait entièrement de lui et il décida de mieux profiter de l’occasion, si elle lui était offerte de nouveau. Il réfléchit encore un moment avant de décider ce qu’il allait faire. Il pensa à ouvrir la barrière, à remonter l’avenue et à prendre le sentier qu’elle avait suivi ; mais il lui répugnait de passer ainsi sans permission sur la propriété d’autrui et il craignait d’être arrêté au manoir pour s’expliquer. Tout cela l’empêcha de suivre cette idée. Il jugea plus sage de suivre la grand’route en éperonnant son cheval et de se fier à sa bonne chance. Il pourrait peut-être découvrir l’issue de ce sentier d’où elle allait sortir. En cela, il ne fut pas désappointé. Après avoir fait environ un demi-mille, il arriva à l’entrée d’un chemin de campagne, rude et peu fréquenté, tout humide des infiltrations du ruisseau qui coulait le long d’un de ses côtés. Là il s’arrêta et observa avec le coup d’œil exercé du soldat en reconnaissance.

À sa surprise et à sa grande satisfaction, il remarqua les empreintes fraîches des sabots d’un pony, tournées du côté de la grand’route. Il eut la conviction qu’elle était venue par ce chemin et avait continué sa promenade le long de la grand’route. La carrière était donc libre devant lui. Tout ce qu’il avait à faire était de la suivre, et c’est ce qu’il fit sans perdre une seconde.

Pendant tout ce temps, l’après-midi s’était avancé et le soleil descendait tout doucement à l’horizon. On pouvait compter encore sur une grande heure de jour, mais l’air devenait froid, et des bandes de nuages rosés s’étendant en éventail dans l’ouest du firmament annonçaient du vent et de la tempête.