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les bastonnais

s’appuyer au pommeau de sa selle pour ne pas tomber.

Il serait faux de dire que la dame n’était pas agitée de son côté, mais elle possédait cet admirable secret de la feinte qui place les femmes bien au-dessus des hommes dans les passes les plus critiques de la vie.

Sa réponse fut un délicieux sourire de reconnaissance et l’offre d’une main gantée.

— Je ne m’attendais pas à vous rencontrer sur cette route solitaire, dit Cary, après avoir recouvré un peu de son assurance.

C’était là un mensonge palpable, mais inconscient. Pourquoi donc était-il venu si loin ? Pourquoi avait-il souffert les tourments du doute et de l’attente, tout le cours de cet après-midi, long comme la vie ? La jeune fille était plus naturelle et plus simple. La franchise de sa réplique faillit faire sauter Cary hors de sa selle.

— Et moi, je m’attendais à vous rencontrer, Monsieur, dit-elle, et elle partit d’un de ses plus joyeux éclats de rire.

Les explications suivirent rapidement. La dame avoua qu’elle avait reconnu Cary du bout de l’avenue, qu’elle avait évité à dessein de le rencontrer à la barrière, et avait pris le sentier à travers les terres de son père, certaine qu’il la suivrait. Elle ne découvrit qu’à moitié les raisons qui l’avaient fait agir ainsi, mais sa réticence partielle donnait du piquant à ses révélations, et en écoutant, Cary était dans une véritable extase de délices. Elle savait qu’il la suivrait ! Quelle conscience de supériorité et de pouvoir !

Ainsi engagée, la conversation ne languit point. L’officier reprit pleine possession de ses sens et les deux jeunes gens chevauchèrent rapidement côte à côte dans le crépuscule rosé qui paraissait être l’avant-coureur d’une belle aurore et d’un brillant lever du soleil.

XVI
une marche épique.

Le lendemain, Cary Singleton était assis, en compagnie de Zulma et de son père dans une salle du manoir Sarpy. Un grand feu brillait devant eux et à leur côté était une petite table chargée de gâteaux et de vins. Cary était à un angle de la cheminée, le sieur Sarpy au centre et Zulma occupait une chaise basse de l’autre côté du demi-cercle. Après avoir épuisé beaucoup de sujets de conversation et alors que le jeune officier, mis tout à fait à son aise, se sentait comme chez lui, le sieur Sarpy demanda à Cary de lui raconter la marche d’Arnold à travers les forêts du Maine.