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les bastonnais

— C’est par une belle matinée de septembre, poursuivit-il, que nous sommes partis de Cambridge sous les yeux du général Washington. Notre première halte fut à Newburyport. De là, nous fîmes une partie du trajet par voie d’eau. Onze bateaux-transports nous rendirent à l’embouchure de la Kennebec. Deux cents bacs construits par des charpentiers envoyés en avant dans ce but nous attendaient là. Cet endroit était la limite de la civilisation. Au delà, sur une étendue de centaines de milles dans l’intérieur, c’était la forêt vierge. Une avant-garde prit les devants pour reconnaître et explorer le pays. Le corps principal s’avança en quatre divisions ayant en tête notre corps de grenadiers. Après une marche agréable de six jours, nous arrivâmes aux chutes de Norridgewock.

— Norridgewock ? dit le sieur Sarpy, comme se parlant à lui-même. Je crois me rappeler ce nom-là.

— Sans doute, Monsieur, c’est un nom sacré. Il rappelle un grand homme de bien, le Père Ralle.

— Ah ! je me souviens. Il y a quarante ans de cela, et j’étais très jeune ; mais je me rappelle avec quelle horreur le Supérieur des missions à Québec apprit le massacre du saint apôtre des Abénakis.

— Qui l’a mis à mort ? demanda Zulma.

— Les colons anglais du Massachusetts, répondit son père avec indignation. Une de leurs bandes tomba sur l’établissement, tua et scalpa le missionnaire et trente de ses sauvages.

Les yeux de Zulma lancèrent des flammes, mais elle ne dit rien.

— Oui, dit Cary, les fondations de l’église et de l’autel des Norridgewocks est encore visible, mais les sauvages ont disparu et la désolation règne sur cette scène de carnage. À ces chutes, nous avons eu notre premier portage.

— Je le sais, dit le sieur Sarpy en souriant.

— Sur une longueur d’un mille et demi, nous avons dû traîner nos bateaux sur les rochers, à travers les tourbillons et parfois même le long des bois. Les bacs faisaient eau, les provisions se gâtèrent. Nous dûmes nous faire aider par des bœufs. Sept jours s’écoulèrent à ce travail fatigant.

Quand nous arrivâmes à la jonction de la rivière Morte avec la Kennebec, cent cinquante hommes étaient rayés des rôles pour raison de maladie ou de désertion.

— Le temps était-il froid ?

— Pas dans la première partie de notre voyage. Le ciel était serein, le soleil brillait presque chaque jour, les cours d’eau étaient remplis de truites saumonées, les arbres étaient magnifiques dans