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lui eût jamais dit, que ces difficultés mêmes le plaçaient plus haut dans l’estime de Zulma.

Autre circonstance digne de remarque : les visites du jeune carabinier au manoir Sarpy étaient si habilement faites, qu’elles étaient restées un secret pour ses compagnons d’armes. Il y avait pour cela une raison dont, toutefois, ni Cary, ni Zulma, ni M. Sarpy n’avaient dit un seul mot, dans leurs réunions. Le séjour de l’armée continentale à la Pointe-aux-Trembles n’était que temporaire. Sa position autour de Québec, quand elle y retournerait, serait tout au moins précaire. Il n’était donc guère désirable qu’il fût connu que l’un de ses officiers avait contracté des engagements qui n’avaient rien de militaire et qui pourraient engager sa réputation au milieu des vicissitudes d’une guerre fort hasardeuse. Il y avait ainsi un trait de calcul dans le roman d’amour de Cary, une réserve de bon sens en dépit de l’impétuosité de son cœur. Il en est toujours ainsi des hommes. Il est bien rare qu’ils soient tout entiers à leur amour. Leur égoïsme inné perce toujours, quelque légèrement que ce soit, de manière à rendre leur sacrifice incomplet.

Il n’en était pas de même de la jeune Canadienne. Elle avait cette glorieuse indépendance — don des femmes supérieures — qui ne fait aucun cas des regards inquisiteurs du monde. Peu lui importait que l’on connût la visite du soldat américain à la maison de son père. Elle n’aurait désiré cacher aucune de ses entrevues avec lui ; elle l’aimait, elle était charmée de penser qu’elle était aimée de lui ; ils étaient heureux dans la compagnie l’un de l’autre : que pouvait-elle désirer de plus pour son bonheur présent ? Et quel mal pouvait-il y avoir à ce que d’autres sussent qu’elle était heureuse ?

Son père lui-même n’avait aucune des appréhensions si communes et si désagréables chez les vieillards méticuleux. Il était d’un caractère franc et loyal. Il avait en sa fille une confiance illimitée et son amour sans bornes pour elle le faisait se réjouir de ce petit épisode passager, comme d’un point brillant au milieu des sombres nuages de ces temps de guerre.

Heureusement, toutefois, pour tous les intéressés, il arriva que les visites de Cary furent connues d’un très petit nombre des personnes qui fréquentaient le manoir Sarpy. Le mendiant de chaque jour s’y acheminait comme d’habitude, son panier sous le bras ou la besace sur l’épaule, pour y recevoir les restes abondants de la table, mais il ne pénétrait jamais au-delà de la cuisine. La pauvre veuve du voisinage venait régulièrement y chercher les vivres qui étaient presque la seule subsistance de sa famille de