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les bastonnais

de Québec et que le jeune officier, ayant rejoint sa compagnie, est maintenant près des murs de la ville. Avant de nous séparer ce matin, il m’a prié de vous remettre cette petite note.

Zulma prit le papier d’une main tremblante, mais elle ne l’ouvrit pas. Quand elle fut assise, Batoche reprit immédiatement :

— Vous savez que le gouverneur Carleton est arrivé à Québec ?

— Oui ; nous avons entendu les canons de la citadelle proclamer cet événement, répondit M. Sarpy.

— Il y a juste dix jours que cela est arrivé. C’est le plus terrible coup que notre cause ait encore reçu.

— Votre cause, Batoche ? dit M. Sarpy en levant la tête.

— Eh oui ; ma cause, votre cause, notre cause à tous. Allons, M. Sarpy, ce n’est pas le moment de jouer sur les mots. Il faut nous lever et prendre part à cette guerre. Nous ne l’avons pas provoquée, mais elle est venue et nous devons y participer. Vous pouvez préférer rester neutre ; je ne dis pas que vous ayez tort. Votre santé est faible ; vous avez une jeune fille ; vous possédez de grandes propriétés ; mais pour moi et pour des centaines de mes pareils, il n’y a qu’une chose à faire. Je suis un vieux soldat français, M. Sarpy, souvenez-vous en. J’ai combattu sur ces plaines d’Abraham, là-bas, sous le noble marquis. Je me suis battu à Sainte-Foye sous le grand chevalier. J’ai vu arracher à la France ce beau pays. Durant seize longues années, j’ai vu les loups dévorer les derniers vestiges de notre patrimoine ; ils ont tué ma fille ; ils ont fait de moi un paria. J’ai demandé au ciel que le jour de la vengeance arrivât : je savais qu’il viendrait. Je l’ai entendu venir comme un tonnerre lointain, dans la voix de la chute. Je l’ai entendu venir dans les sauvages sanglots de mon violon, et, Dieu merci, il est arrivé enfin ! Ces Américains viennent au devant de nous ; ils nous tendent une main fraternelle ; ils déploient l’étendard de la liberté. Eux aussi souffrent de la tyrannie de l’Angleterre et ils nous demandent de les aider à rompre les liens de l’esclavage. Ne les appuierons-nous pas ?

M. Sarpy laissa tomber sa tête sur sa poitrine et ne répondit pas. Zulma, le corps penché en avant, les yeux dilatés fixés sur la figure de celui qui parlait ce fier langage, les traits animés, était pénétrée de l’enthousiasme qui se dégageait de lui comme un courant électrique.

Batoche, qui s’était levé pendant cette violente sortie, reprit son siège et poursuivit en un langage plus mesuré :

« Si Carleton n’était pas revenu à Québec, la guerre serait peut-être terminée à cette heure. Il a été battu partout dans le haut du