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les bastonnais

— Non, il ne périra pas, s’écria Zulma en se levant aussi précipitamment et en faisant face au vieux soldat. M. Bouchette n’a fait que son devoir. Il a ses opinions comme nous les avons, vous et moi. Il a été fidèle à ces opinions. Il a accompli un acte de bravoure. Il a répandu de la gloire et non de la honte sur ses compatriotes. Qui vous a constitué son juge ? Quel droit avez-vous de le châtier ? M. Belmont garde votre secret ? J’en suis surprise. Je ne le garderai pas. Je ne considère pas cela un secret ; mais même si c’en était un, je le violerais.

— Promettez-vous de vous désister ?

— Au nom de la France, au nom de l’honneur, au nom de la religion, je vous adjure de renoncer à votre projet. Si vous ne me le promettez pas, je vais à l’instant sauter dans un traîneau, courir à Québec, trouver le moyen de pénétrer dans les murs, chercher M. Bouchette et tout lui dire. Qu’avez-vous à répondre ?

Durant cette harangue passionnée, la figure de Batoche était à peindre. Elle exprima successivement la surprise, l’étonnement, l’incrédulité, la consternation, la perplexité, puis l’affaissement complet. Il était évident que le vieux soldat rencontrait pour la première fois un tel adversaire. La beauté animée de son interlocutrice, non moins que ses paroles entraînantes le magnétisèrent.

Pendant quelques instants, il ne put répondre ; mais sa ruse native reparut graduellement, et il dit d’un air malin :

— Très bien, mademoiselle ; mais que dirait le jeune officier ?

Sans daigner relever l’allusion, Zulma répondit vivement :

— Les officiers américains sont tous des gens de cœur. Ils admirent la bravoure et le dévouement partout où ils les rencontrent et ils refuseraient de prendre un avantage déloyal sur un ennemi quelconque. Mais il ne s’agit pas de tout cela. Répondez-moi, persévérez-vous dans votre intention ou non ?

— Mademoiselle, Joseph Bouchette vous doit sa liberté, dit Batoche.

Et saluant, il sortit de la chambre. M. Sarpy essaya de le retenir, mais sans succès. Il s’en alla silencieusement et promptement, comme il était venu.

IV
amour pratique.

Quand Zulma se trouva seule dans sa chambre, elle ouvrit la lettre de Cary Singleton. Elle remarqua qu’elle était humide et froissée dans sa main. Ce lui avait été une rude épreuve que d’attendre si longtemps avant de prendre connaissance de son contenu ; mais, en compensation, elle sentait que cette missive l’avait soutenue et lui avait donné du courage dans le dialogue animé qu’elle avait eu avec Batoche.

« Ce papier, se dit-elle, m’a portée à être brave. Je savais que celui qui a écrit ces lignes aurait exprimé les mêmes sentiments dans les mêmes circonstances. »

La lettre était très brève et très simple. Elle était ainsi conçue :

« Mademoiselle, — Je désirais vous dire un dernier mot d’adieu hier soir, mais je ne l’ai pas pu. Me voilà séparé de vous ; maintenant où irai-je ? Je ne puis le dire. L’avenir est inconnu. Puis-je vous demander cette faveur ? Si je tombe, voulez-vous garder un faible